Pourquoi reparler encore et encore de S21 ?



Ou, pour que la rivière puisse couler à l'envers*…

Cambodge | Martine Estrade | Literary Garden

S21, le film de Rithy panh est sorti le 11 février 2OO4. Pendant une semaine, le retentissement médiatique a été considérable .La plupart des journaux et des chaînes radio ont consacré un article ou une interview au metteur en scène. Les critiques, favorables, s'accompagnaient d'une information sur le génocide, non reconnu comme tel, passé presque inaperçu ou tombé dans les oubliettes pour beaucoup. Une information dont on souhaiterait qu'à la façon du film elle dépasse un devenir d'archives pour devenir confrontation mutative.

Le documentaire de Rithy Panh est également un document clinique, un document clinique inouï. Lors d’une interview, Rithy Panh répondit à mon questionnement sur l'évolution psychique des acteurs au cours et au décours d'un tel travail.

Le film S21 ce sont 500 heures ,au cours de trois années de tournage dans le lieu des actes, le centre de torture S21, pour les tortionnaires et la victime survivante, 500 heures de confrontations et de témoignages actualisées dans un présent de l'énonciation. La situation évoque celle des thérapies par le psychodrame. Cette expérience, on l'imagine avoir modifié la pensée des participants qui se sont impliqués. Les transformations éventuelles on tente de les déceler.

Ce que Rithy Panh veut éviter après le génocide c'est « la tragédie ultime, celle de l'absence de parole ». Il est facile de retrouver un écho clinique. C'est la tragédie la plus fréquente dans le cas des traumatismes, celle qu'on rencontre en pratique clinique où la parole n'a pas encore d'accès. Cependant la quantité de l'information quotidienne, la légèreté paradoxale liée à la nécessité de couvrir un champs toujours plus vaste, font qu'en dépit de l'effort surhumain lié à sa genèse, le film ne suscite pas encore dans la presse le débat qu'il mériterait, et ce non seulement au niveau historique mais plus actuellement au niveau des conséquences sur la pensée individuelle et collective. Rithy Panh a fourni des témoignages vivants, non contraints, reflet d'une trajectoire psychique évolutive. Il paraîtrait paradoxal d'en faire des documents d'archives à la façon des photographies grand format des prisonniers exposés sur les murs de S21.Ne pas reparler du film de rithy Panh reviendrait à considérer le sujet comme étranger , à ne pas utiliser le document qu'il nous livre non seulement pour comprendre les stratégies anti-pensée qu'il décrit où la pratique de la souffrance psychologique trouve des analogies mais également de refuser de questionner l'enseignement de cette tentative surhumaine de chemin à l'envers vers le sens perdu, vers la réémergence d'une pensée, vers l'humain.

S21, c'est un lieu banal. Un ancien lycée au centre de Pnom penh, bâtiment du tissu social vouée à la culture. Ailleurs des pagodes ou des dispensaires. La banalité et la perversion du symbole de l'édifice ajoutent à l'horreur, contribuent à l'attaque contre le sens.

Que veut faire Rithy Panh ? Selon ses termes " parcourir à l’envers le chemin qui à S21 et dans la période khmère rouge a aboutit à la déshumanisation. Pas à pas. » C'est un chemin à l'envers d'avoir fait de ce centre de torture un centre de confrontations et de témoignages. Ainsi retrouve t'il à une fonction proche de celle qu'il avait à l'origine tout en n'étant plus habitable que par la mémoire.

Le choix de l'unité de lieu ajoute à la force du film, réveille la mémoire des actes. Elle permet l'actualisation, -parfois sous forme gestuelle uniquement -, lorsqu'un tortionnaire incapable de faire un récit se met en scène et maltraite des victimes invisibles dans une salle déserte en expliquant au spectateur tous les détails techniques. Cette séquence hallucinante est la seule où se laisse entrevoir, -parce qu'elle est gestuelle et que le corps en traduit la trace-, la jouissance de la toute-puissance du bourreau, banalisée ou peu évoquée dans les récits.

A la fin du film le vent s'engouffre par les fenêtres dans Tuol Sleng désert, la dédicace s'imprime sur l'écran "a la mémoire…" La référence à la mémoire a joué une fonction tierce indispensable, à fortiori en l'absence de jugement et de loi.

Sans elle, Rithy Panh n'aurait pas obtenu de témoignages de tortionnaires libres, impunis et qui depuis trente ans répètent comme un disque rayé « j'ai obéi aux ordres, j'étais dans une idéologie, on m'a entraîné ». Ils étaient protégés par une fausse réconciliation officielle mais, et c'est ce qu'a compris Rithy panh, mutilés de leur pensée.

Le film naît du désir d’une victime, -le peintre Vann Nath- qui mène l’enquête. La fonction de peintre, la consécration de sa vie à un travail de représentations mentale sous forme picturale a constitué un étayage pour Panh et les autres. Le témoignage des bourreaux est nécessaire aux victimes, c’est une réalité clinique. Elles l’obtiennent rarement, a fortiori librement. Rithy Panh permet cet événement inconcevable. Nath a besoin d’être confirmé dans ses dires. Panh sollicite les tortionnaires. Ils acceptent pour soulager leur conscience, libérer un secret et, aussi, pour garder la face vis a vis des survivants qu'ils côtoient tous les jours. Cette notion a son importance dans la culture cambodgienne ou perdre la face est parfois aussi grave que perdre la vie. Mais derrière ces motivations, l'enjeu le plus profond concerne la possibilité de la pensée et de la parole : « je crée des conditions pour que les bourreaux puissent penser à leurs actes et que les victimes disent ce qu'elles ont à dire ».

« Dis la vérité, Fais une cérémonie, transmets cela aux morts pour qu’ils retrouvent la paix » dit la mère du bourreau Houy à son fils. Rithy Panh crée, sur le lieu des actes, les conditions de la cérémonie préliminaire à la parole, la situation où les gestes et leurs traces dans le corps, s’actualisent au présent, s'inscrivent dans le lieu et la mémoire, s'intègrent dans la culture d'origine à la façon d'un rituel, recréent le lien perdu avec les âmes des morts.

Rithy Panh est cambodgien. Sans cela il n'aurait pas obtenu leur collaboration. Vis a vis de lui les tortionnaires n'ont pu esquiver. Il a instauré une situation de loyauté.

Le documentaire ressemble à un psychodrame. La victime, est le meneur derrière lequel s'efface le metteur en scène. On n'entend pas de commentaire de sa part et la confrontation s'établit sous sa caméra dans le creux de sa non ingérence verbale. Rithy Panh a cependant introduit des règles de loyauté sous l'égide de la vérité au nom de la mémoire. Une sorte de contrat narcissique. Si les acteurs étaient libres de leur témoignage, celui-ci était vérifié. Lorsqu'ils ont menti, tenté de reconstruire l’histoire. Rithy Panh, s’il n'était pas juge, n'a pas été complaisant non plus. Il a vérifié, a confronté ; eux ont modifié, se sont dégagés du mensonge. Par le geste d’abord parfois. Le moment où le tortionnaire s'est mis en scène dans une catharsis saisissante a marqué un tournant dans l'implication de chacun des autres du groupe.

A la façon de l’auteur de fiction qu’il est aussi, Panh ne commente pas, il nous laisse la place pour penser les scènes qu’il livre. Cet espace de méditation qu’il crée me paraît aussi important que le résultat obtenu. Cet espace, il nous le laisse, il l’installe en nous. Il serait dommage de ne pas le proposer à des confrontations vivantes à sa manière et d'en faire une boîte à archives.

Pour ces tortionnaires, s’il n’a pas de sympathie, victime lui même de la tragédie de son pays, il souhaite qu'en eux également s'effectue ce chemin à l'envers vers l'humain, vers une pensée des actes et il respecte leur témoignage. Il se montre loyal, porté par un idéal qu'il leur propose de partager, la mémoire du peuple cambodgien . « Je préfère un bourreau qui parle à un bourreau qui refuse de parler. Même si je ne pourrais pas en faire mes amis, je ne suis pas juge, je travaille pour la mémoire ».

A fortiori tant que le génocide n’est pas reconnu et que la loi n’assure pas une fonction tierce…

Ce qui reste lorsqu'on visite le site S21, ce sont des images. Les photographies des prisonniers morts sous la torture prises par les bourreaux sont maintenant affichées en format géant sur les murs. Elles ont parcouru Arles et d'autres rencontres de photographies de par le monde. Fascinantes d’horreur, sidérantes d’intensité de souffrance.. Beaucoup les ont vues, combien en ont entendu parler ? La photographie, qui à l'époque khmère rouge était un acte de déshumanisation, n'est jamais présentée sans mots, sans révocation de l'identité. Grâce à une caméra pudique ni racoleuse, ni esthétisante, à un traitement minimaliste de l'image et à une distance qui respecte l'intimité, on peut enfin oublier les photographies pour recueillir le geste, la parole énoncée au présent.

Le documentaire pousse le spectateur à scruter, à guetter chez les tortionnaires la naissance d'une pensée, d'une parole, d'affects. Il paraît incertain que les capacités d’identifications des tortionnaires, la mise en place d’une pensée aient été restaurées. Il ne s’agit pas d’une véritable situation de parole mais plutôt d’un espace préliminaire. Il est déjà inouï qu'il ait pu s'instaurer.

Chez l'un des bourreaux, à l'évocation du sadisme envers les femmes apparaissent quelques affects culpabilisés. C'est peu encore. Ce tortionnaire, un an après le tournage vient d'avoir un fils.Peut être bénéficiera t'il du fait que son père ait levé un secret si lourd, secret dont on connaît les effets pervers et destructeurs par delà les générations.

Ce qui semble avoir changé au cours du tournage, c’est peut -être le rapport au mensonge. Victime et tortionnaires l’expriment chacun à leur manière. Un tortionnaire dit à Rithy Panh « depuis mon retour au village, je me levais chaque jour, j’essayais d’inventer le mensonge ». La victime Nath décrit et décrypte « on a inventé des lois pour inventer le mensonge obliger à mentir, à se mentir.à soi même » Rithy Panh a tenté d’instaurer une situation où mentir était impossible, la règle était formulée, il vérifiait. Si le mensonge est imposé, imagination, fiction, création ne sont plus possibles. Cette réalité clinique apparaît dans le film. La modification de ce rapport au mensonge est elle un prémisse de la réémergence possible d'une pensée ?

Le film a pacifié Rithy Panh, soulagé un peu sa culpabilité de survivant, renforcé en lui l’idéal du devoir de mémoire, du chemin à l’envers vers l’humain.

Quand Panh différencie sa pratique, reportage ou fiction, il évoque le lien au travail de deuil. Le reportage est une situation d’écoute, pour garder vivant, ne pas faire le deuil. Lorsqu’il fait de la fiction c’est souvent dans un moment de deuil des acteurs des reportages avec qui il a vécu, qu’il a perdu, qu’il ne peut quitter. Les personnes alors deviennent personnages. Il se les approprie et s’en sépare dans les mots .Pourtant le documentaire est aussi construction, variété particulière de fiction qui s’appuie sur des faits objectivables.

Panh insiste sur le fait que le génocide tue l’imagination. On en sort convaincu à la vue du film. La fiction plus encore que la vie est un luxe fragile. Elle ne résiste pas au traumatisme. La paralysie de l'imagination est aussi une réalité clinique quotidienne. Il faut alors témoigner, recréer les situations de parole. Le chemin à l’envers. Pas à pas.

Rithy panh nous offre une expérience inouïe, des traces, un espace pour la méditation et la réflexion clinique. Il édifie la trame d’un tissage de parole.

Ceci est rendu possible grâce à la tutelle tierce à laquelle il dédie le film. « A la mémoire… »

Avec lui on veut espérer que « la rivière puisse couler à l'envers », ainsi qu’il en est à Pnom Penh où, alimentée par le lac Tonle Sap elle inverse son cours en saison des pluies et en saison sèche.

L’inversion du cours de la rivière est à l’origine de grandes fêtes de l’eau qui ont nourri l’imagination du cinéaste Rithy Panh. Espérons qu’en recréant le lieu et les conditions d’une parole sous l’égide de la mémoire, il recréera une nouvelle fête de l’eau pour le Cambodge meurtri.

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