Transgressions des lois de l’humain – le génocide cambodgien



Article co-écrit avec Rajah Sharara, publié dans la revue « Champs Psychosomatique », juillet 2005

Cambodge | Martine Estrade | Literary Garden

Introduction

A partir d'un exemple de l’Histoire, le génocide cambodgien, nous avons voulu développer une réflexion clinique sous l'égide de la Mémoire.

Au Cambodge, les Khmers rouges prennent le pouvoir le 17 avril 1975 : camps de travail forcé, famines, terreurs, exécutions entraîneront le mort de plus de deux millions de Cambodgiens et laisseront le Cambodge exsangue et privé de la quasi totalité de ses intellectuels par la politique d’élimination systématique menée par l’Angkar, le parti communiste du Kampuchea.

Rajah Sharara, fait appel aux souvenirs de réfugiés cambodgiens dans un camp à la frontière thaïlandaise pendant et après le génocide, avec Médecins sans Frontières. Elle témoigne, à travers les paroles recueillies et les traumatismes subis de leur impossibilité à laisser s’exprimer leur subjectivité et tente un travail de lien et de symbolisation.

Martine Vautherin-Estrade s'est intéressé au film "S21 la machine de mort khmère rouge » (2004 : Film et DVD) et à son auteur, le cinéaste cambodgien Rithy Panh qu'elle a interviewé. Elle envisage l'effet de la création de l'objet artistique sur l'élaboration du traumatisme et la reprise de parole chez les différents actants.


Pendant le génocide

Un soir où j’étais dans un camp de réfugiés, Kéo m’invita chez lui pour me faire connaître sa famille. Nous partons à pied dans la nuit noire, pas une étoile en vue dans le ciel. Nous arrivons chez lui après avoir un peu marché dans le camp en nous éclairant d’une lampe de poche. Kéo me révèle le but de ma visite. Il m’annonce qu’il a des membres de sa famille cachés chez lui et ne sait quoi faire pour les aider.

Après 1980, toute introduction dans le camp était considérée comme illégale.

Mais je ne les vois pas, où sont-ils, lui demandai-je ? Il me regarde avec un certain embarras en se grattant la tête et me dit en pointant du doigt un tapis :

- Là
- Mais où là ?
- En dessous, ils sont trois, ils se cachent le jour et sortent la nuit quand ils se sentent en sécurité, plutôt la nuit car les « Rangeers » (soldats thaï), circulent moins la nuit. Tout en me parlant, il soulève le tapis qui fait office de cache et trois hommes sortent de leur cachette, un trou creusé dans la terre.

Je suis très émue et montre ma perplexité ; me vient alors à l’esprit cette nuit noire, sans étoile, où l’on ne voit rien. Je m’étais fait cette remarque en marchant d’un pas rapide. Mais ces trois hommes Chan, Phat et Khoy vivent eux constamment dans le noir, dans l’ombre, à l’ombre de la vie bouillante du camp, dans les ténèbres, dans le silence, à l’étroit, se chuchotant pour se parler, pour se sentir vivant. A qui, à quoi pensent-ils pendant ces longues heures « enfouis sous terre » ? Quelles sortes d’images les envahissent ?

Il y a peu d’éclairage, pourtant ils sont éblouis et doivent s’adapter à cette lumière artificielle. L’angoisse est là palpable, la terreur se lit dans leurs yeux, mais laquelle, celle qu’ils viennent de quitter dans les camps de travail, dans le Kampuchéa démocratique envahi par l’Angkar (l’« Organisation ») ou celle d’être découverts, celle de devoir revivre avec des humains en osant leur faire confiance, ou bien les deux ? Est-ce possible ?

Deux mois plus tard avec l’intervention du Haut Commissariat des Réfugiés (H.C.R.) et l’accord des autorités thaïlandaises, un dimanche matin, cinq mille personnes, supposant qu’elles pouvaient faire confiance aux Organisations Non Gouvernementales (O.N.G) et à l’ONU, ont accepté ou plutôt ont osé sortir de leurs cache, pour être légalisées et avoir un statut de réfugiés, nous dirions aussi d’humains.

Le mot « confiance » reviendra souvent dans les conversations de réfugiés.

La peur est alimentée par les arrestations, les disparitions, les tortures, les informations qui filtrent sur les prisons drainant des slogans : « Tout individu est un policier ».

Ces trois hommes : Chan, Phat et Khoy me font penser à des animaux traqués qui n’osent plus sortir et se montrer. Ils se sentent assimilés à ces animaux qui hibernent, sauf que ces trois hommes ont une conscience, mais qu’elle est aussi gelée que leurs affects, ils ne peuvent alors s’exprimer que des manifestations corporelles : sudation, pouls accéléré, muscles tendus, regard hagard, parti ailleurs.

Dans de telles situations, un clivage du moi s’instaure en eux pour mettre à distance leur traumatisme et leur subjectivité.

Où sont les lois de l’humain, où commencent-elles et où s’arrêtent-elles ?

Khéo sentant ma gêne et mon désarroi, me dit que « la violence de l’être humain est plus terrible, plus atroce que celle de l’animal qui lui, l’utilise, pour se nourrir, pour survivre, pour se défendre (...).

Tavy, cette femme rescapée, arrivée parmi les premiers réfugiés dans le camp, rajoute : « celle de l’homme est teintée de haine, de sang, elle est cruelle, sadique et gratuite ».

André Green parle de « projection pathologique de l’identification (à l’animal) qui ne fait qu’emprunter cette voie à des fins défensives pour se protéger en soi des affects et des représentations intolérables ».

Ces bourreaux des camps de torture peuvent faire penser à des « patients limites qui affichent une destructivité froide, sans colère et désintricante, qui est bien différente d’une agressivité structurante. Ils sont dans un déni de conscience de l’existence de l’autre, dans un déni de la conscience de l’autre et l’expulsent comme l’enfant expulse au stade anal, (on est dans le primitif), dans un en deçà d’un espace de pensée et d’introduction d’un tiers » .

« La pulsionnalité de ces bourreaux est ressentie comme une tyrannie qui vient les happer de l’extérieur et pas de l’intérieur, de leur propre moi ».

Les bourreaux khmers rouges étaient souvent des adolescents de 12 à 18 ans, également utilisés comme chlops », mouchards du régime et pouvant envoyer quiconque à la mort. La seule chose certaine est l’asservissement chez eux à l’absence de pensée et à la logique binaire à l’Angkar. Après l’entrée dans un système de toute puissance et de tuerie, la personnalité résiduelle est sans aucun doute pathologique …

Tout en évoquant avec rage et dans une colère à peine contenue, Hor me raconte que les khmers rouges tuaient tous ceux qui s’opposaient à eux, à l’Angkar.

Les adolescents qui ont refusé de partir à l’armée, ont été arrêtés et détenus comme les adultes hommes ou femmes, dans de toutes petites cellules noires que certains décrivent comme des cercueils. Ils se retrouvaient dans un isolement total.

Combien de victimes ont été jetées dans les puits et marécages ? Hor avait même entendu dire que leurs alliés refusaient de boire cette eau souillée des puits.

Il s’arrête baisse la tête, l’émotion, les larmes l’étouffent. « J’ai du mal à respirer….. »

Nous entendrons souvent dans les camps de réfugiés ces maux inlassablement égrenés, lors des consultations :

« J’ai mal à la tête », « J’ai mal au ventre », « J’ai mal à la poitrine », « J’ai du mal à respirer », « J’ai mal au dos ». La tête, le ventre, la poitrine, le dos, quatre parties chargées de symboliques pour un corps qui parle quand les mots ne peuvent se dire, quand ils ne peuvent pas exprimer la souffrance psychique. Cette douleur ne peut même pas se libidinaliser. Elle est nommée, comme si elle reflétait la sidération, la pétrification et l’effroi dans lesquels se sont retrouvés Nath, le peintre, Hath, Sotheat et bien d’autres qui ont été torturés, humiliés, qui ont vu mourir leurs pères, leurs mères, leurs frères et sœurs, égorgés, exécutés, disparus ou enterrés vivants avec leurs bébés quelquefois.

Voir et ne même pas pouvoir offrir à toutes ces âmes errantes une cérémonie pour qu’elles retrouvent la paix, comme il se doit dans la coutume cambodgienne. L’identité culturelle n’a plus de sens puisqu’elle est entachée de honte, de cruauté et de destructivité. Ces hommes soumis à l’Angkar tuent parce qu’il faut obéir à une autorité invisible et terrorisante, parce qu’il y a un idéal à défendre : « Le nouveau peuple », par peur ou par goût de la toute puissance, pour être du côté du plus fort.

«Détruire », « anéantir », « éliminer », « tuer », maîtres mots, mots-valises dans leur jargon, pour que vive l’Angkar. Détruire, anéantir, jusqu’à éliminer la notion de l’humain. Nath, le peintre dans S21, rajoutera : « ….qu’on peut détruire le corps, mais pas l’âme… ». Ce trauma subi va déstructurer les modes de fonctionnement individuel ou collectif, des bourreaux comme des victimes et nous le voyons au début du film avec cet arrêt sur image très intense où la mère dit à son fils ancien khmer rouge qu’elle lui a donné une bonne éducation, qu’elle lui a appris la générosité et le partage. Aujourd’hui encore, cette mère ne comprend pas ce qui a motivé son fils pour s’allier à l’ennemi et le rejoindre.

Comment soigner alors les « blessures de l’invisible » comme le dit Christian Lachal, consultant à Médecins Sans Frontières France, de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants meurtris, traumatisés ? Comment les repérer parmi tant de symptômes somatiques diffus ? C’est en retravaillant sur les enveloppes psychiques que ces représentations peuvent émerger, puis des mots et enfin une pensée qui peut se symboliser et s’élaborer. C’est un travail de réappropriation de longue haleine, de sa propre maison interne à habiter de nouveau, repeuplée de représentation nouvelles en s’appuyant sur les représentations anciennes. C’est en portant à la parole ces multiples traumas pour qu’ils ne restent pas dans un no man’s land ; afin qu’ils ne maintiennent plus tous ces hommes et ces femmes expulsés, expatriés de cette terre mère, devenue terre et langue étrangères, à cause de la peur. Le système de pare excitation est effracté et le trauma insupportable ne peut se lier à des représentations.

Ces victimes ne reconnaissent plus les codes des traditions ancestrales de leur pays et se retrouvent dans une sorte de non-lieu psychique. Elles ne peuvent non plus symboliser leur histoire, en se coupant ainsi de leur subjectivité et en répétant le traumatisme.

Hannah Arendt disait que « ……la terreur n’est pas dirigée seulement contre ses ennemis, mais aussi contre ses amis et partisans parce qu’elle a peur de tout pouvoir, même du pouvoir de ses amis ; on touche le point culminant de la terreur qui est atteint quand la police d’Etat commence à dévorer ses propres enfants, quand le bourreau d’hier devient la victime d’aujourd’hui ».

Un des exemples est que dans le camp même de S21, la machine à tuer s’est emballée et des générations de bourreaux ont tué leurs prédécesseurs et ont été anéantis par leurs successeurs.

Cet ancien khmer rouge dit n’avoir fait qu’obéir aux ordres, à l’Angkar, obéir, mais ne pas penser, car aujourd’hui quand il pense il doit s’anesthésier (c’est nous qui le soulignons) en s’enivrant d’alcool, pour ne pas penser. Mais un an après son témoignage, il est devenu père, cet enfant l’obligera-t-il à penser et à demander pardon, à reconnaître ce génocide ?

Face à une telle violence, les bourreaux la retournent vers leurs victimes. « Ils utilisent la défense paradoxale qui consiste à se rendre coupable de violence ou de crime pour ne pas se sentir coupable. Cette défense opère donc par retournement passif/actif du sentiment de culpabilité primaire diffus…. »

En juillet 1975, May Komphot, cadre supérieur d’une banque privée de Phnom Penh, parlant de ce qu’il avait subi dans un « camp de travail » où il se trouvait, disait à sa femme : « C’est une chose de souffrir pour vivre, une autre de souffrir pour mourir . Je décidai d’attendre deux ans : si rien n’avait changé d’ici là, je me suiciderai ».

Le traumatisme subi provoque un « désespoir existentiel ».

Peut-on penser, se penser en tant qu’humain, peut-on oublier ou réparer quand les membres de votre famille ont été tués sous vos yeux et que vous, vous avez échappé à la mort justement en faisant le mort, juché sur un tas de cadavres encore chauds ?

Puis soudain vient à l’idée de Hath que ces soldats en tenue noire avec un « kramar » rouge (sorte de foulard) autour du cou dans le camp d’Extermination de Tuol Sleng qui signifie « Colline de l’Arbre à poison » (ironie de l’histoire de ce lycée devenu tristement célèbre) ne manifestaient aucun affect, ni sadisme, ni plaisir, dirons-nous.

Ils avaient un travail à exécuter et ils l’exécutaient. Ils avaient un rapport détaillé à écrire sur la biographie des prisonniers, des photos à prendre avant et après les avoir tués pour « prouver que l’ennemi avait été liquidé », ils le faisaient. C’est un témoignage qui revenait souvent quand les réfugiés, ou les rescapés parlaient. Ils (les khmers rouges) ne pensaient pas, ils ne contestaient pas, ils obéissaient. Ils cultivaient « la doctrine de l’organisation de la terreur », comme on disait.

Les arrestations marquent le début d’un calvaire presque identique à tous. « Les détenus se retrouvent sans défense dans un monde où la destruction physique et morale de l’individu devient systématique ».

Autre récit de Sotra qui se souvient « d’avoir été transporté avec sa famille, comme bien d’autres, à la campagne, dans les camps de travail pour cultiver le riz. La méfiance et la suspicion régnaient dans les abris et tout autour d’eux. La famille en tant que telle n’existait plus, les mariages abolis, les relations sexuelles interdites, la rupture des liens familiaux était obligatoire. Le climat d’insécurité et d’oppression était entretenu. L’Angkar était la seule mère patrie, le Kampuchéa démocratique. La dénonciation était un fait courant, même au sein d’une famille, pour avoir simplement parfois un peu plus à manger ou pour subir moins de tortures. Nous pensons à ce qu’Hanna Arendt dit plus haut et à la justesse de ses propos.

Sotra se souvient d’avoir entendu une nuit des chuchotements et des bruits bizarres à côté de son abri. Ce n’est que le lendemain qu’il a appris que ses parents avaient été emmenés pour être exécutés.

« Leur seul tort, pense-t-il et comprendra il plus tard, malgré le travail qu’ils exécutaient sous un soleil chaud sans aucune manifestation de plaintes, était qu’il portaient des lunettes, signe pour les khmers rouges, qu’ils étaient des intellectuels, cibles des khmers rouges. Cette couche sociale a été en majorité massacrée, ne devaient exister que les classes ouvrières et agricoles ».

L’idéal de l’Angkar mettait officiellement en avant l’exigence de l’absence de pensée et les khmers rouges détruisirent en priorité tous ceux dont l’activité professionnelle consistait à exercer leur pensée.

Alors quand Sotra avait pu fuir le camp de travail dans la nuit après une longue marche dans la jungle, la peur au ventre d’être découvert et tué, il arriva enfin dans un camp de réfugiés. Lors d’une consultation, le médecin dit à Sotra qu’il aurait besoin d’une paire de lunettes. Quelle ne fut pas sa réaction ! Terreur et peur se lisaient sur son visage, ses lèvres tremblaient.

« C’est impossible, je n’en veux pas, je vois bien ». Sotra préfère sa vision trouble, pour ne rien voir en clair, ne rien sentir ; voir signifie mort, mort de ses parents, deuil impossible à faire, culpabilité et honte d’être vivant et de n’avoir rien pu faire.

Face à la situation traumatique, sa subjectivité est confrontée à ce que R. Roussillon appelle « la situation extrême de la subjectivité » .

Ce leitmotiv revenait inlassablement :

« J’ai mal à la tête », « J’ai mal aux yeux », « Je ne peux pas dormir », « Je suis fatiguée ».

Quand les médecins proposaient un traitement médical, certains déclinaient poliment leur aide, ils demandaient une reconnaissance de leur souffrance psychique, de ces traumas cumulés. Ce sourire légendaire, quelles représentations insupportables cache-t-il ? Cette soumission à laquelle l’homme a été réduit, victime ou bourreau, jusqu’à ne plus se demander quel sens avait cette tragédie, ce drame, pour comprendre et enfin commencer à élaborer. Le seul règne était celui de la terreur et de l’anéantissement de l’humain.

« Je ne peux pas dormir »: le sommeil est entrecoupé par des cauchemars où les rescapés racontent qu’ «Ils sont tués, torturés », … « Les prisonniers s’attaquent entre eux »,… « Une grenade est tombée sur eux », … « Ils ont été trompés »,… « Leurs proches sont morts », « Quelqu’un entre chez eux et les tue… ». Les éléments persécuteurs et la méfiance associés à la peur et à l’angoisse sont toujours présents.


Dans l’après-coup après avoir quitté les camps de réfugiés

Samith a vécu dans un camp de réfugiés avant d’arriver en France il travaille et il est marié. Il est suivi depuis plusieurs mois et se plaint de douleurs multiples et persistantes au ventre, aux jambes, il a des troubles du sommeil et n’a envie de rien faire. Samith est constamment sur le « qui vive » et traîne une fatigue inexpliquée. Aucun traitement ne le soulage, il est orienté vers un psychiatre pour recevoir une aide psychologique et pour mettre du sens sur ses maux.

Que cachent ses douleurs diffuses et ses symptômes persistants ?

Après plusieurs entretiens, des mots peuvent émerger et les maux se rattacher à un syndrome post-traumatique résultant de plusieurs traumas vécus au Cambodge. En effet Samith a été torturé dans une des prisons où il avait été détenu.

« J’ai été interrogé pendant deux jours, les khmers rouges ont placé des électrodes sur mes organes génitaux et m’ont envoyé des électrochocs. Je me suis évanoui à plusieurs reprises, lorsque je revenais à moi, ils recommençaient ».

Comme pour de nombreux prisonniers torturés, les interrogatoires étaient accompagnés de tortures diverses : décharges électriques, suspension pendant de longues heures par les poignets ou les chevilles, étouffement par un sac plastique .

Chez Samith, douleur physique et souffrance psychique ne se différencient pas. L’expression de sa douleur est due à une situation tragique, particulièrement traumatisante : les tortures subies sans recours et le drame d’avoir perdu des membres de sa famille.

Pour Samith, douleur et souffrance se tissent à son histoire individuelle et traumatique.

Une symbolisation de l’expérience traumatique ne se fera qu’en passant par une libération qui s’exprime chez lui par une partie du corps, mais elle devra se faire par un travail interne de métabolisation du traumatisme.

Dans le film de Rithy Panh, S21, la machine de mort khmère rouge, le bourreau disait « mieux vaut arrêter l’ennemi que de le voir nous ronger de l’intérieur ». Mais Samith, face à sa douleur sourde, face à cette fatigue qui le terrassait, comme lorsqu’il était torturé, n’a plus la force d’arrêter l’ennemi ; ses idées obsédantes le rongent de l’intérieur, il s’y laisse engloutir. Alors où trouver cette force, même des années après, pour ne plus être hanté la nuit par des cauchemars. Même loin du camp des années après, il ne peut penser les images, ressentir les affects qui leur sont liés. Seuls les entretiens lui permettront de mettre en mots ce qui ne s’exprimait que par la douleur corporelle et d’élaborer son histoire individuelle. « Le clivage n’est pas seulement un refoulement d’affect, il n’a pas suffisamment organisé des défenses contre le retour de l’état traumatique antérieur ».

Samith est à présent père, que pourra-t-il transmettre à ses enfants ?

Le corps ne se fait-il pas plutôt témoin d’un trauma qui a suspendu tout affect et activité représentative. Peut-on parler d’un trouble psychosomatique non élaboré ?


Le travail du cinéaste Cambodgien Rithy Panh . une tentative d’élaboration après le traumatisme du génocide.

Le travail de Rithy Panh, dans son film S21, la machine de mort Khmère rouge (sorti sur écran en février 2004 et en DVD en novembre 2004) est à la fois un documentaire et un travail clinique, tentative d’élaboration du traumatisme.

S21, le lycée Tuol Sleng , comme d’autres édifices du tissu social voués à la culture, - ailleurs des pagodes ont été utilisées-, est devenu pendant les années khmères rouges, -de 1974 à 1979-, le plus important centre de torture et de détention du pays, chargé de produire des archives, de générer de nouvelles arrestations et exterminations. La banalité et la perversion du symbole de l'édifice ajoutent à l'horreur, contribuent à l'attaque contre le sens.

Ces mécanismes implacables sont décrits par Rithy Panh, dans son documentaire en s’aidant de la confrontation de sept tortionnaires interrogés par une victime survivante.

La méthode de Rithy Panh dans ce film a produit un document clinique inouï. Pendant cinq cent heures de tournage étalées sur trois années, sept tortionnaires sont confrontés à une victime survivante, le peintre Nath, qui les interroge pour être confirmé sur ce qu’il a vécu , sur le lieu même des actes , S21, le centre de torture. La situation de tournage évoque celle des thérapies par le psychodrame. Cette expérience, on l'imagine avoir modifié la pensée des participants qui se sont impliqués. Les transformations éventuelles on tente de les déceler. De ces 500 heures, Rithy Panh fera un film d’une heure vingt minute donc une création esthétique.

A la suite de la projection en avant première de S21 et d’un débat avec le président de la Fédération des Droits de l’Homme où participaient de nombreux descendants de rescapés du génocide, parmi lesquels plusieurs se destinaient à une carrière artistique, j’ai sollicité de Rithy Panh une interview qu’il m’a accordée.

Le cinéaste Rithy Panh est un survivant du génocide. Il avait 11 ans en 1975 a été envoyé en camp de rééducation et a perdu presque toute sa famille. Après le génocide, il veut éviter " la tragédie ultime, celle de l'absence de parole. En clinique, dans les traumatismes, quand la parole n'a pas d'accès, combien de victimes sidérées, devenues de véritables « musées psychosomatiques » dévoilent leur souffrance dans les pathologies les plus variées. « J’ai mal à la tête » ne pouvait que répéter de façon litanique un guide cambodgien, ancien instituteur à l’époque du génocide, devant les bâtiments de S21. Il ne pénétrait pas dans l’enceinte du musée où des photos de ses amis morts sous la torture étaient affichées. Les photographies des prisonniers, prises par les khmers rouges eux-mêmes lors de l’entrée ou des séances de torture, sont exposées en format géant sur les murs de S21. Elles ont parcouru les rencontres internationales de photographies. Jusqu’à la sortie du film de Rithy Panh, seules les images, fascinantes d’horreur, sidérantes d’intensité de souffrance, témoignaient de S21. Beaucoup les ont vues, combien en ont entendu parler ? La photographie, qui, à l'époque khmère rouge était un acte de déshumanisation, - le premier acte effectué par les khmers rouges à l’entrée dans S21 était une photo d’identité pour détruire l’identité-, n’est, dans le film, jamais présentée sans mots, sans ré-évocation de l'identité. Grâce à une caméra pudique, ni racoleuse, ni esthétisante, à un traitement minimaliste de l'image et à une distance qui respecte l'intimité, on peut enfin oublier les photographies pour recueillir le geste, la parole énoncée au présent.

La dédicace du film, « à la mémoire …» fait jouer à la mémoire une fonction tierce, à fortiori en l’absence de jugement et de loi. Le génocide n’est pas reconnu, il n’y a donc pas de loi qui permette une parole. La caméra n’aurait pas suffi à garantir la possibilité de confrontations sans violences agies.

Qu’a voulu faire Rithy Panh ? Selon ses termes « parcourir à l’envers le chemin qui à S21 et dans la période khmère rouge a aboutit à la déshumanisation. Pas à pas. » Pour la première fois dans l’histoire des victimes sont confrontées à des tortionnaires dont la responsabilité n’est pas assumée, qui sont libres de leur témoignages et, ni jugés ni jugeables, aujourd’hui. Le lycée devenu centre de torture retrouve une fonction pédagogique de confrontations et de témoignages. Effet de son histoire tragique, il n’est plus habitable que par la mémoire.

Le choix de l'unité de lieu ajoute à la force du film, elle réveille la mémoire des actes. Elle permet l’actualisation,-parfois sous forme gestuelle uniquement -, lorsqu’un tortionnaire incapable de faire un récit se met en scène et maltraite des victimes invisibles dans une salle déserte en expliquant au spectateur tous les détails techniques. Cette séquence hallucinante est la seule où se laisse entrevoir, -parce qu'elle est gestuelle et que le corps en traduit la trace-, la jouissance de la toute-puissance du bourreau, à peine évoquée dans des récits fort peu habités de sadisme libidinal. Elle a permis une libération de la parole chez les autres tortionnaires dans la suite du tournage. Chaque geste, chaque parole, s’ils témoignent du passé, s’accomplissent aussi, libres dans le pur présent. Libres, ou plutôt abrités sous la tutelle tierce, de la mémoire…

Sans la référence à la mémoire, et une certaine pratique de la loyauté cambodgienne, Rithy Panh n'aurait pas obtenu de témoignages de tortionnaires libres, impunis .Le film met en scènes des confrontations et non des échanges. Entre les prises de vue, victime et tortionnaires ne s’adressaient pas la parole. Rithy Panh n’a pas créé de lien avec ces tortionnaires sinon le désir de leur restituer une pensée des actes. Depuis trente ans, dans un pays où survivants et tortionnaires se côtoient dans le silence, ces derniers répètent comme un disque rayé "J'ai obéi aux ordres, j'étais dans une idéologie, on m'a entraîné". Protégés par une fausse réconciliation officielle mais mutilés de leur pensée.

Le film est né du désir d’une victime, -le peintre Vann Nath-, qui mène l’enquête. Nath avait besoin de comprendre pour revivre. La fonction de peintre, la consécration de sa vie à un travail de représentations mentale sous forme picturale a constitué un étayage pour Rithy Panh comme pour les autres. Le témoignage des bourreaux est nécessaire aux victimes, c’est une réalité clinique. Elles l’obtiennent rarement, a fortiori quand les bourreaux sont libres de le refuser. Nath a besoin d’être confirmé dans ses dires. Panh sollicite les tortionnaires. Leur biographie figure dans les registres de S21, ils sont retournés au village à la fin de la guerre. Il les contacte plusieurs fois chacun, les convainc de l’importance pour la mémoire, pour les survivants et pour eux mêmes, au besoin en les défiant : « Khieu Sampan dit qu’il savait pas , et vous ? ». (- le dirigeant khmer rouge déclarera publiquement, -témoin de l’impact de l’œuvre au Cambodge-, après la sortie du film de Rithy Panh « qu’il ne s’était rendu compte de l’ampleur du génocide qu’en voyant S21 » -) Rithy Panh joue ainsi les termes d’un contrat narcissique. Vis à vis de lui, cambodgien, ils ne peuvent s’esquiver. Ils acceptent pour soulager leur conscience, libérer un secret et aussi pour garder la face vis a vis des survivants qu'ils côtoient tous les jours. Cette notion a son importance dans la culture cambodgienne ou perdre la face est plus grave parfois que perdre la vie. Mais derrière ces motivations, l'enjeu le plus profond concerne la possibilité de la pensée et de la parole. "Je crée des conditions pour que les bourreaux puissent penser à leurs actes et les victimes dire ce qu'elles ont à dire " . La mise en place d’un cadre, espace pour la pensée.

« Dis la vérité, Fais une cérémonie, transmets cela aux morts pour qu’ils retrouvent la paix » dit la mère d’un des tortionnaires à son fils, dans la première image du film. Elle annonce le projet de Rithy Panh : créer, sur le lieu des actes, les conditions de la cérémonie préliminaire à la parole, la situation où les gestes et leurs traces dans le corps, s’actualisent au présent, s'inscrivent dans le lieu et la mémoire, s'intègrent dans la culture d'origine à la façon d'un rituel, recréent le lien perdu avec les âmes des morts.

Le documentaire ressemble à un psychodrame. La victime, est le meneur derrière lequel s'efface le metteur en scène. On n'entend pas de commentaire de sa part et la confrontation s'établit,sous sa caméra, dans le creux de sa non ingérence verbale. Rithy Panh a introduit des règles de loyauté sous l'égide de la vérité au nom de la mémoire. Les acteurs étaient libres de leur témoignage, mais celui-ci était vérifié. Lorsqu'ils ont menti, tenté de reconstruire l’histoire. Rithy Panh a vérifié, a confronté, aux archives écrites par les khmers rouges eux-mêmes, notamment ; eux ont modifié, se sont dégagés du mensonge. Par le geste d’abord parfois. Le moment où le tortionnaire s'est mis en scène dans une catharsis saisissante révélant la mise en acte de la toute-puissance de l’adolescent de 13 ans qu’il était à l’époque, a marqué un tournant dans l'implication de chacun des autres du groupe.

A la façon de l’auteur de fiction qu’il est aussi, Panh ne commente pas, il laisse la place pour penser les scènes qu’il livre. Cet espace de méditation qu’il crée paraît aussi important que le résultat obtenu. A chaque projection du film, au Cambodge comme en France, il se manifestait par un long silence avant que les spectateurs ne quittent la salle.

Pour les tortionnaires, s’il n’a pas de sympathie, -victime lui-même de la tragédie de son pays-, il souhaite qu'en eux également s'effectue ce "chemin à l'envers", ce retour vers l'Humain, vers une pensée des actes. Il respecte leur témoignage et se montre loyal, porté par un idéal qu'il leur propose de partager, la mémoire du peuple Cambodgien, un chemin à l’envers par rapport à l’idéal khmer d’abolition de la pensée et de la culture. « Je préfère un bourreau qui parle à un bourreau qui refuse de parler. Même si je ne pourrais pas en faire mes amis, je ne suis pas juge, je travaille pour la mémoire ». A fortiori tant que le génocide n’est pas reconnu et que la loi n’assure pas une fonction tierce.

Rithy Panh s’irrite d’explications du génocide telles que « le bourreau que chacun porte en soi ». Il incite à la prudence dans l’interprétation de la cruauté, souligne que le génocide est un acte et non un fantasme, qu’il y a eu deux millions de morts et que parfois la mort a été le prix pour garder son humanité. Il souligne qu’il faut une idéologie pour que s’accomplisse une tuerie de masse et que cette idéologie détruise préalablement l’identité et la mémoire à une échelle collective. C’est le début de la déshumanisation. Il faut rendre l’autre objet, pour pouvoir le tuer. Dans le cas du génocide cambodgien où maints bourreaux n’avaient pas quinze ans, il est incertain de leur prêter une personnalité particulière, préalablement construite, même si, parmi eux, certains ont fait du zèle et d’autres se sont déprimés ou se sont fait tuer à leur tour. H. Arendt souligne dans « Eichmann à Jérusalem » : « Les monstres existent mais ils sont peu nombreux pour être vraiment dangereux ; ceux qui sont dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter … »

Si dans la Shoah ou au Rwanda, l’attaque portait sur la généalogie et la filiation, dans le génocide Cambodgien, l’idéologie s’attaquait avant tout à la Culture, à la Pensée et à la Civilisation.

Le documentaire pousse le spectateur à scruter, à guetter chez les tortionnaires la naissance d'une pensée, d'une parole, d'affects. Il paraît incertain que les capacités d’identifications des tortionnaires, la mise en place d’une pensée aient été restaurées. Il ne s’agit pas d’une véritable situation de parole mais plutôt d’un espace préliminaire, la trame d’un tissage de parole.

Ainsi quand le peintre apostrophe violemment un gardien :

« tu ne t’es jamais dit que ces hommes, ces femmes que tu torturais à mort pouvaient être tes parents, tes frères, tes sœurs ? »

Le garde surpris oppose la logique de l’asservissement : « mais si ça avait été mes parents et qu’ils soient à Tuol Sleng, ça aurait été que l’Angkar les avait décrété ennemis et qu’il fallait les détruire. Ce qui comptait c’était « ennemi »

Le peintre méprisant : « tu avais oublié de penser ? Tu ne pensais pas ? »

L’homme ne répond pas. Sur son visage, la perplexité indique qu’encore aujourd’hui, il ne comprend pas. Qu’on puisse penser ?

Chez l'un des bourreaux, à l'évocation du sadisme envers les femmes apparaissent quelques affects culpabilisés. C'est peu. La victime, le peintre, se débat, torturée par les affres d’une culpabilité de survivant. Ce tortionnaire, un an après le tournage vient d'avoir un fils. Peut-être l’enfant bénéficiera-t-il du fait que son père ait levé un secret si lourd, secret dont on connaît les effets pervers et destructeurs par delà les générations.

Ce qui semble avoir changé au cours du tournage, c’est peut -être le rapport au mensonge. Victime et tortionnaires l’expriment chacun à leur manière. Un tortionnaire dit à Rithy Panh « depuis mon retour au village, je me levais chaque jour, j’essayais d’inventer le mensonge ». La victime Nath décrit et décrypte « on a inventé des lois pour inventer le mensonge obliger à mentir, à se mentir à soi même ". Rithy Panh a tenté d’instaurer une situation où mentir était impossible, la règle était formulée, il vérifiait sur les archives et les autres témoignages .Si le mensonge est imposé, imagination, fiction, création ne sont plus possibles. Cette réalité clinique apparaît dans le film. La modification de ce rapport au mensonge est-elle une prémisse de la réémergence possible d'une pensée ?

Le film a pacifié Rithy Panh (« un peu » dit il avec ironie), soulagé sa culpabilité de survivant, son sentiment de dette à l’égard des siens, renforcé en lui l’idéal du devoir de mémoire, du chemin à l’envers vers l’humain.

Quand Panh différencie sa pratique, reportage ou fiction, il évoque le lien au travail de deuil. Le reportage est une situation d’écoute, pour garder vivant, ne pas faire le deuil. Pour lui, S21 est un reportage, on n’a pas le droit de faire le deuil. Lorsqu’il fait de la fiction c’est souvent dans un moment de deuil des acteurs des reportages avec qui il a vécu, qu’il ne peut quitter. Les personnes alors deviennent personnages. Il se les approprie et s’en sépare dans les mots. Certes, S21 est un documentaire, mais sa construction emprunte aux techniques de fiction ne serait ce que par le déplacement de l’après-coup et le fait de faire jouer à chacun son rôle. A. Appelfeld , écrivain, effectue également dans « Histoire d’une vie » (Seuil, l’Olivier 2004) un travail sur la mémoire, celle de son enfance lors de la Shoah jusqu’à sa vie adulte marquée par la difficulté de faire reconnaître une écriture qui n’est pas que témoignage et évocation de faits mais installe un espace à la façon fictionnelle.

Panh insiste sur le fait que le génocide tue l’imagination. On en sort convaincu à la vue du film. La fiction plus encore que la vie est un luxe fragile. Elle ne résiste pas au traumatisme dont une séquelle trans-générationnelle pourrait se traduire par l’incapacité à penser les images.

La scène culturelle actuelle, si saturée d’images traumatiques, utilise la fiction pour développer une allégorie, prendre une position politique, élaborer les traumatismes personnels ou collectifs. Ne s’agit il pas la du renversement du pouvoir traumatique de l’image par un travail de la capacité à penser et éprouver en affects les images tel que le permet la fiction. Le fait que Rithy Panh soit auteur de fiction n’est sans doute pas étranger à son traitement des images de S21, à la création d’une forme esthétique qui permette leur élaboration. Cette compétence lui a permis d’utiliser, pour en faire un outil d’élaboration, les archives réunies par la folie perverse des consignations écrites des dirigeants khmers rouges à S21, soigneusement conservées par eux mêmes. Un retournement magistral d’une attaque anti-pensée, la création d’une forme nouvelle, voire d’une nouvelle archive.

Quand Rithy Panh affirme « Sans le génocide, les guerres, je ne serais pas devenu cinéaste , je serais instituteur ou écrivain » on associe sur la nécessité réparatrice du recours à l’image, et de « faire une cérémonie pour ne plus revivre cela ».Même si l’auteur insiste sur le fait que sa caméra dans S21 est accrochée à la réalité humaine et non métaphorique, il n’est pas interdit de penser que la création d’une forme esthétique , - la sélection est création d’une forme-, contribue implicitement chez le spectateur à l’élaboration des données brutes traitées sous formes d’énigmes , modalité interprétative par où opère la fiction.

Et après S21, que veut faire Rithy Panh ? : « J’ai envie de vous dire , je veux faire un film, ça sera un film et on verra » Pour le cinéaste aussi, S21 a peut être restitué la capacité à jouer avec les images , en dehors d’un Destin…

A Pnom Penh, ville d’où est issu Rithy Panh, le Mékong inverse son cours en saison des pluies et en saison sèche, alimenté par le lac Tonlé Sap. La rivière coule à l’envers. Le chemin à l’envers parcouru dans S21 irrigue la mémoire du Cambodge et de ses habitants pour que ce pays ne soit plus selon un joli titre d’un film précédent de Rithy Panh (France 1999, Arte 2OO4) « Cambodge, La terre des âmes errantes ».


Conclusion :

Le génocide cambodgien fournit un exemple magistral de transgression des lois de l’humain où l’idéal affirmé par l’Angkar au pouvoir était officiellement de détruire la pensée et les humains dont l’activité consistait à l’exercer. Il a conduit au massacre de plus de deux millions de Cambodgiens (un tiers de la population). L’asservissement à l’absence de pensée persiste aujourd’hui où survivants et tortionnaires se côtoient dans le silence d’une fausse réconciliation en l’absence de reconnaissance officielle du génocide. Cette absence de parole conduit à côtoyer en clinique des victimes, véritables « musées psychosomatiques », chez qui le chemin s’avère douloureux et long vers l’énonciation des traumatismes vécus, des pertes, des deuils. Le travail clinique ou celui du cinéaste Rithy Panh, s’abritent sous la tutelle tierce et indispensable de la Mémoire, celle de l’individu et celle du peuple cambodgien. Ils tentent, par des voies différentes, un chemin à l’envers vers l’Humain et la pensée des actes. Ils ont à se poser la question de la forme de transmission. A un niveau collectif, le travail artistique du cinéaste fournit une assise aux victimes. Par la confirmation des tortionnaires, il établit une levée du "déni sous le joug d’un mensonge imposé" et construit ainsi la trame préliminaire d’un tissage de parole dont bénéficiera avec certitude le travail clinique, rendu si difficile par l’absence de reconnaissance officielle du génocide.


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