Le sens



Conférence dialogue avec michel cazenave prononcée le 16 12 2008 , autour du sujet « la vie peut elle avoir un sens ? » ou « quel est le ses de la vie ? » diffusée par la médiathèque du cefri jung. Sont présentés ici le texte de Martine Estrade dont est tirée sa communication et un texte de Michel Cazenave « des gouts et des parfuma » dont la problématique peut se tisser avec ce travail.

L'écriture - Psychanalyse et Art | Martine Estrade | Literary Garden

Quel est le sens de la vie ?

Martine Estrade Conférence dialogue avec Michel cazenave, le 16.12.2008

La profondeur de la question a provoqué, à l’annonce de la conférence, dans mon environnement des réactions allant de la stupeur à l’éclat de rire. Autrement dit un parfum de scandale, j’emploie à dessein le mot parfum, hommage à un autre sens oublié ou négligé.

Comment donner à une conférence un titre pareil ?

s’agit-il de donner la réponse et non d’ouvrir l'espace, et la possibilité de la question, de la laisser travailler en nous ? faut-il donner, une réponse, ou plutôt un cheminement dans les différentes ramifications qui se présenteront à la conscience, éventuellement de façon insolite.

Il est intéressant de souligner qu’il serait inquiétant pour la liberté de l’esprit et de la pensée de ne poser à la communauté d’un auditoire que des questions auxquelles le conférencier est à même de fournir une réponse.

s’il peut paraître bien prétentieux de s’atteler à telle tâche, la vision personnelle de celui qui interprète et y consacre sa réflexion ne tient sa légitimité, face à une question de cet ordre, que de s’offrir en résonance à ceux qui l’écoutent et s’y livrent à leur tour fut-ce à partir d’un détail.

Que de part et d’autres la confrontation fasse pousser des germes de pensée tel est l’enjeu d’une présentation. Quel risque alors à la poser et l’ironie possible justifie t-elle de fuir l’expérience et de ne pas avoir le courage de la déployer, comme un jeu, comme un tissu précieux dont les infinies significations qu’il abrite n’interdisent pas au profane de le contempler ou de le toucher. On n’est jamais perdant quand on pense surtout avec plaisir.

La réaction, y compris celle de confusion que j’ai eu moi même en décidant avec michel cazenave de ce titre, montre bien que la pensée, lorsqu’elle n’est pas balisée et inscrite en un lieu précis, écriture ou institution, est profondément subversive. A partir de son texte sur léonard, tout à la fois qualifié par lui même dix ans après son écriture « la plus belle chose que j’ai écrite » et texte où il se livre le plus dans son autoanalyse, Freud démontra avec brio la nature, sexuelle de la pensée. Il est d’ailleurs frappant que l’histoire lui donne raison et que les inhibitions de la sexualité qu’il voyait à son époque se soient souvent transformé, aujourd’hui en inhibitions à penser, à créer. La pensée est par nature sexuelle et subversive, et pourqu’elle ne soit pas transgressive, il conviendra de dire de quelle place nous parlons. A la façon où G. didi huberman insiste sur le fait que tout artiste est un créateur de lieux, le psychanalyste où le philosophe créent, eux aussi, des lieux pour le psychisme.

Il y a, implicite dans la formulation de cette question, l’a-priori que ce sens existe. En tant que psychanalyste, les notions de constructions et d’interprétations que j’utilise sont indissociables de la notion du sens. Le patient, l’analysant futur qui vient me trouver veut croire, même de façon préconsciente ou inconsciente qu’un sens est à l’origine de son histoire, de ses symptômes, de sa souffrance, de ses réussites, sans quoi il serait au désespoir et ne solliciterait pas d’aide. Le sens, pour moi existe alors forcément, dussé-je le construire de façon fictive pour poursuivre mon élaboration et le soumettre en permanence aux remaniements et aux vacillements que lui imposent la relation analytique ou les évènements de vie. Que le sens de la vie soit alors inscrit quelque part dans le ciel ou le patrimoine génétique, qu’il soit simplement reconduit comme le sens que l’analysant donne à sa demande de sens est au delà du champ de l’analyse et sans doute ne peut elle pas en dire grand chose. Je n’affirme pas là que la vie n’a d’autre sens que celui que l’être humain lui donne mais que l’analyste ne répond pas à la demande de sens mais s’intéresse au sens de la demande, tout en sachant que dans toute demande filtre l’inconscient et qu’il y a un au-delà de ce qui est demandé.Et que pour que l’analyse puisse advenir, l’analyste aura à considérer, pour mettre en œuvre sa pensée à la lumière de ses théories implicites et explicites, comme horizon fictif pris comme réalité, qu’un sens existe dans toute histoire, fut il construit dans la temporalité de la séance, à partir du matériel amené par le patient et du bagage théorique emplicite et explicite de l’analyste, sous le signe d la rencontre humaine.

Face à l’abîme d’une telle question, premier refuge, le dictionnaire, lieu officiel de dépôt du savoir de la communauté.Au commencement était l’étymologie : où l’on découvre une étymologie commune, sentio ( sentir, ressentir, percevoir), Sens dérive du latin sensus, lequel signifie tout à la fois action, manière de sentir, sentiment, pensée, signification, discernement sagesse. Rien que ça, comme vous constatez, difficile de trouver ce qui dans cette définition ne « tomberait pas sous le sens »

Sens : XI è siècle est tout à la fois l’action de sentir, la manière de pensée. XII direction, et l’orientation, l’intelligence et direction

Mais avant le XIX é siècle la sensation désigne un concept plus large, qui persiste dans la langue populaire : elle a un contenu affectif (émotions) autant que représentatif ( issu de la perception) et implique tous les modes actifs comme passifs de l’âme, ceux qui affectent, comme ceux qui représentent.

Les synesthésies, sensations secondaires activées par la stimulation d’u registre sensoriel primaire ( par exemple une perception visuelle en concomitance avec une sensation acoustique, présentent une réalisation concrète de cette correspondance étymologique. Le stimulus peut être actuel ou évoqué et suggère des correspondances sensorielles anatomophysiologiques. Certains artistes y recourent fréquemment et de façon fantaisiste dans le cadre de la cure, le discours est alors une fantasmagorie de sons et de couleurs et de mots parfumés. Elles sont également fréquentes dans l’enfance, sous l’effet de certaines drogues ou dans certains états de méditation, il s’agirait alors d’une sorte de facilité du système perceptif au « transfert transmodal » des expériences.

Freud, dans la métapsychologie, l’inconscient, affirme que « les représentations sont des investissements de traces mnésiques alors que les affects et sentiments correspondent à des processus de décharge dont les manifestations ultimes sont perçues comme des sensations » phrase difficile qui insiste sur le rôle de la sensation, à l’origine de la construction des représentations. Les sensations sont le bagage perceptif, psychophysique de l’affect

Il faut reconnaître dès l’origine à la psychanalyse le mérite de s’être attachée à connaître les réseaux associatifs polysensoriels qui s’activent lors de la constitution de représentation de choses ( « sach vorstellung ») sous l’egide, mais pas seulement de l’image visuelle et également aux modalités par lesquelles les liens se constituent entre représentation de choses et représentations de mots, entre conscient, préconscient et inconscient.De ce mérite du fondateur, elle devrait, à mon sens ( !) , ne pas s’éloigner ni se détourner trop. Il n’y a aucun avantage, c’est un euphémisme de le dire à séparer le corps et la sensorialité du langage.

En effet, la question de la relation entre sensation et affect renvoie à la difficile distinction entre émotions, sentiments et affects et à la controverse de la psychanalyse actuelle de séparer ou non affect ou pulsion. Quoiqu’il en soit, la fonction de l’affect dans les processus cognitifs est aujourd’hui reconnue tant dans la psychanalyse que dans les neurosciences. Il est possible que les synesthésies, toujours accompagnées d’une qualité émotive intense puisent au niveau primitifs où sensations et émotions ne sont pas distinctes dans un parcours de constructions de réseaux associatifs qui iront soutenir les représentations et que leur manifestation en séance soit l’indice de la qualité régrédiente du travail de pensée qui s’effectue dans la cure.

Freud écrit encore, (1915, métapsychologie, l’inconscient) « les représentations de mots proviennent de perceptions sensorielles de même que les représentations de choses. Mais ensuite, la pensée se développe e systèmes si lointains des résidus perceptifs originaires qu’ils ont besoin, pour devenir conscient d’être renforcé par des qualités nouvelles ».

Autrement dit, à la base de l’édifice d’un Freud, à l’origine neurologue, se trouve la perception, sur le rôle de laquelle freud ne revint jamais, l’eut il fait que l’édifice se serait lézardé. La perception est aussi construction, elle n’est pas donnée d’emblée de façon objectivable, la perception est une forme de traduction effectuée par un sujet donné.

Freud 1923 b « ne peut devenir conscient que ce qui a été un jour perception cs et, en dehors des sentiments, ce qui, provenant de l’intérieur veut devenir conscient doit tenter de se transposer en perceptions externes »

J’ajouterai que pour les artistes, souvent, même les sentiments doivent se représenter en perceptions externes sous forme de lien entre les choses.

Freud 1891 b sensations et association sont deux noms sous lesquels nous rangeons des aspects différents d’un même processus(..) Nous ne pouvons avoir aucune sensation sans l’associer aussitôt (…) la localisation du corrélat physiologique est donc la même pour la représentation et pour l’association.

A le lire, il est évident que dès l’origine de la psychanalyse, l’association libre, fondement et matériau de la séance analytique est d’ores et déjà inscrite dans le corps.

A travers la richesse des synesthésies, qui pour l’enfant ou l’artiste restent un jeu, se dévoile un tissu de ramifications, bagage subjectif, mobile et changeant, une voyelle est au début un son qui s’enracine en image sonore,elle deviendra ensuite un phonème, un petit bout d’un mot, ou un petit bout de de plusieurs mots et elle portera avec elle le bagage des expériences sensorielles et relationnelles de la vie, images d’abécédaire, gribouillis, corporéité liée à prononciation et écoute des sons. freud y souligne que c’est l’image sonore qui sert de lien entre représentation de choses et représentations de mots, liens anciens issus de la langue maternelle ou constellations sensorielles plus insolites.

Le jeu synesthésique s’éteint souvent chez l’adulte, les synesthésies probablement deviennent inconcientes sauf les artistes qui gardent une fluidité constante du préconsciente, une fertilité et une perméabilité entre les différents niveaux de la conscience. Cette situation induit en eux une contrainte à mettre en scène infiniment les expériences perceptives alors qu’elle laisse plus en paix les adultes chez qui les synesthésies ont connu un refoulement heureux. Elles sont aussi susceptibles de réapparaitre, dans le regard porté à un miroir ( qui donne à ce dernier un aspect tout à la fois « déréalisant par excès de perception et constructeur de la psyche», ou en séance d’analyse. Leur absence totale, paradoxale n’est pas sans évoquer un clivage entre affect et représentation.

Le sens de la vie, à travers ce détour, ne saurait s’appréhender en dehors de la perception car il ne serait alors plus relié à l’expérience de la vie depuis son origine et durant son cours.

Comme le souligne Freud, toute perception excite immanquablement, c’est à dire transmets des indices de qualité ; par ce fait elle agit sur l’attention psychique et contribue à orienter. Où l’on retrouve aussi le sens comme direction.

Notre conscience, se comporte à l’origine comme un organe sensoriel et n’est d’abord tournée que vers la perception du monde extérieur et non vers les processus psychologiques, au cours du temps, la conscience perd cette attitude univoque et acquiert, par l’entremise des qualités de sentiments la faculté de se tourner dans la vie psychique( dans les bons cas !).Sont conscientes les perceptions issues de l’extérieur, perceptions sensorielles, et, venant de l’intérieur, ce que nous appelons sensations et sentiments.

La vie a t-elle un sens ? , au fond nous ne le savons pas et sommes réduits à des croyances ou à l’interprétation de faits particuliers issus de l’expérience

La question Quel est le sens de la vie ? suppose qu’elle en a un, fut il construit et fictif, il est postulé par la question. Et à travers cette citation que je vais vous lire de jean duvignaud, le sens de la vie nous ramène crûment au présent de l’énonciation, à l’ici et maintenant, « on est la personne d’un moment » et héros de sa propre vie à travers les expériences émotionnelles qu’elle nous délivre.

« pourtant, est on le même, tout au long de sa propre vie ? ils ont peut être raison, ceux qui assurent que le sang se renouvelle dans les veines et les artères à des intervalles plus ou moins longs et que la révolution qu’il provoque fait apparaître un personnage chaque fois différent. L’existence d’un homme ou d’une femme, si elle est un peu longue, n’est elle pas coupée par autant de barrages ou d’écluses qui distinguent des êtres successifs…

… les éléments matériels se conservent, qui composent le puzzle de notre apparence, la taille, la couleur des yeux etc. A chaque rupture, pourtant, les cartes se distribuent autrement et change aussi le cercle de nos contemporains : ce que nous avons été pour eux, ce qu’ils furent pour nous, a t-il encore un sens pour des regards nouveaux, nous sommes des fantômes. »

A la différence, comme me le soulignait avec humour une amie, que notre sang se renouvelle le plus souvent dans la quiétude et sans que nous soyons amenés à le savoir !

Cette citation illustre bien le paradoxe de l’humain au cours de sa vie qu’à tout instant coexiste « je suis le même /je ne suis pas le même »

pourtant énonce encore duvignaud, l’humain passe son temps à reconstituer, avec sa mémoire, filtre nourri d’affect et de sentiment le bric à brac du passé, le mythe de son âme, la logique de son histoire dut il imaginer une vocation dont dériverait toute sa biographie, tentative de célébration d’un « moi » qui toujours aurait vu clair dans sa mission et oublié son cheminement dans la pénombre de sa conscience.

Du point de vue du travail de l’analyse et de autoanalyse il s’agit d’un processus de transformation qui, sous le signe de l’après coup transforme en permanence les résidus mnésiques des perceptions et sensations, réactualisés par des perceptions issues de rencontres actuelles où le présent devient devenir, advenir d’une nouvelle forme, d’une nouvelle écriture, sous le signe de la rencontre.

Ce sens singulier, reconstruit par notre conscience au sein des lambeaux épars des traces perceptives et des réalisations objectives de la sensorialité polysémique à l’origine de nos sensations et sentiments fait de nous définitivement la personne d’un moment et tente parfois de nous dire, « ne suffit il pas de vivre que de vivre ? » pour nous offrir l’accès au plaisir d’un moment et à ces secondes d’éternité comme en vivent parfois les personnes très âgées lesquelles, conscientes d’une finitude de la vie plus proche laissent se dilater leur représentation du temps

Quel est le sens de ma vie, c’est la question que se pose tout analysant qui vient en analyse, alors de quel sens parlons nous, entre celui de la destinée, inscrit dans la répétition et son au-delà dont il voudrait se dégager, et le sens qu’il va, à travers la nouvelle expérience vécue sensoriellement de l’analyse, au sein de la relation, de la rencontre transférentielle avec sa force d’actualité imaginer, éprouver, construire, transformer, ouvrir, partager pour faire de ce prisonnier voire de l’esclave de la répétition un fantôme et ouvrir la place à un nouveau venu, auteur et héros de sa propre vie, capable de se remémorer, d’élaborer et d’oublier. La psychanalyse, créatrice, ouvre au sens

Martine Estrade, 2008

DES GOÛTS ET DES PARFUMS

Texte de michel cazenave « des goûts et des parfums »

Dès que l’on tente de parler des goûts et des odeurs, on a vite fait de constater comme notre tradition culturelle les a systématiquement dévalués en regard de l’audition, d’abord, mais surtout de la vue qui nous apparaît naturellement comme le suprême organe de connaissance ; cette conception des choses a sans doute même irrigué nos théories qui se veulent pourtant les plus scientifiques : l’homo erectus serait celui qui se serait redressé dans la savane pour être à même de distinguer les dangers potentiels au loin, et qui, par rapport aux animaux, aurait précisément remplacé l’odorat (flairer une piste), par l’organe de la vue.

Toujours est-il que les odeurs et les goûts s’enracinent pour nous dans notre cerveau archaïque, qu’ils renvoient de ce fait à ce qu’il y a d’animal dans notre constitution - et qu’ils en sont souvent connotés d’un sentiment de répugnance qui nous semble insurmontable. Freud lui-même rêve d’odeurs nauséabondes - et lors d’un colloque sur L’invention du féminin, Micheline Glicenstein ne craint pas d’évoquer l’intérêt de Freud pour les odeurs lors de ses premiers travaux et surtout son appui sur la théorie de l’évolution pour d’autant mieux renvoyer ces odeurs dans le passé de l’humain. Alors que de « de l’acte pratiqué par Fliess sur Irma ne subsiste que la mauvaise odeur », durant son (auto)analyse « Freud écrit à Fliess une lettre lyrique, c’est la lettre 75 de La Naissance de la psychanalyse, où il explique qu’il est en train de découvrir la source du refoulement ‘organique’ . Celui-ci correspond à l’abandon d’anciennes zones sexuelles, en particulier au rôle modifié des sensations olfactives, sans doute lié, nous dit-il, à la station debout. De ce fait, nombre de sensations intéressantes venant du sol y deviennent repoussantes et perdent leur caractère sexuel, sauf chez les enfants, pervers polymorphes, ou les pervers. Si ces zones abandonnées sont excitées plus tard, il en résultera une décharge de déplaisir et de dégoût. Il conclut : « le souvenir dégage maintenant la même puanteur qu’un objet actuel »

Qui a vu, au zoo, un singe flairer une banane, ou un petit enfant porter un fruit à son nez avant de mordre dedans, sait parfaitement de quoi on parle en ces lignes - à condition d’en suspendre toute espèce de jugement et, surtout, tout a priori idéologique qui s’impose d’autant plus qu’on n’a pas pris conscience de sa nature.

D’ailleurs, quelques lignes plus loin, notre auteur poursuit ainsi : « Freud reviendra dans Malaise dans la civilisation sur cette idée de la station debout qui privilégie le visuel aux dépens de l’olfactif . (…) Il souligne que le refoulement de ce rapport primitif à l’odeur, à l’animalité, est un fondement nécessaire de la civilisation.

Tout se passe comme si cette peur de l’animalité nous poussait à refouler à l’extrême l’odorat. Le chien, par exemple, animal olfactif, ne craint pas ses excréments, ne se cache pas pour satisfaire ses fonctions sexuelles. Le terme de ‘chien’ est une injure, de même que ‘chienne’. Les odeurs corporelles fortes sont de plus en plus refusées avec le développement de l’hygiène et de la civilisation, alors que ce sont de puissants excitants sexuels. On pourrait ainsi aboutir au refus de toute sexualité, puisque inter urinas et faeces nascimur. »

On sait aujourd’hui comme les minuscules corps chimiques qu’on appelle les phéromones, véritables signaux et déclencheurs sexuels liés à l’odorat, jouent un rôle important dans l’apparition du désir - et s’il n’est pas question pour moi de réduire le désir à de purs mécanismes biochimiques, encore s’agit-il de les prendre en compte, de leur trouver leur juste place, d’opérer à son plan une conjonction des opposés qui trouve le point d’unité de notre corps et de notre âme.

Sur tous ces points, en apparence, Jung nous laisse assez démunis, mais je tiens que nous disposons d’assez d’« outils » culturels, historiques et poétiques pour en prendre la relève, pour penser nos sens premiers dans les perspectives qu’il a ouvertes et montrer que c’est peut-être, sous le chef d’un féminin archétypique, la voie vers la plus haute connaissance qu’ils nous incitent à emprunter.

Un peu d’étymologie : le goût

Sans être spécifiquement lacanien, je constate qu’il existe un inconscient du langage, et que les évolutions sémantiques sont souvent riches de sens.

De ce point de vue, ni le goût ni l’odeur ne paraissent d’abord nous renseigner. Nous butons très vite sur le gustus et l’odor latins qui se révèlent des impasses. Pourtant, si l’on élargit un tant soit peu la recherche, la moisson est très riche. Au Moyen Âge, on ne parle pas tant de goût que de saveur : le mot est attesté dès le IXe siècle. Or, d’où provient donc ce terme ? Si ce n’est d’un sapor latin, qui signifie d’abord le goût ou la saveur de notre français moderne - puis, par extension de sens, le « bon goût » d’une chose, et enfin (est-ce le résultat du bon goût ?), le parfum comme bonne odeur…

Première rencontre, ici, du goût et de l’odeur dans leur charge liée, mais aussi introduction aux domaines de l’esprit : il ne suffit pas de trouver quelque chose « à son goût », encore faut-il « avoir du goût » - et de préférence, un « bon goût » !

Nos surprises, néanmoins, ne s’arrêtent pas là : le substantif sapor provient lui-même du verbe sapere - avoir du goût, être gouttu, bien sûr : oleum male sapit : « cette huile a mauvais goût », nous confie Caton l’Ancien dans son De Agricultura. Pourtant, comme, on le sait, tout comestible a son odeur particulière, sapere va signifier à la suite : sentir, exhaler une odeur. Par métaphore évidente, on voit s’imposer alors le sens de savoir juger un goût, ou l’exhalaison qui l’accompagne, c’est-à-dire d’avoir du jugement, de l’intelligence, du discernement (recta sapere dit Cicéron dans ses Lettres à Atticus : « avoir des vues justes, être avisé, juger sainement »), et lorsque le verbe devient transitif, émerge cette nouvelle signification qui s’inscrit dans une chaîne de sens logique : connaître, comprendre, et tout simplement, savoir. Nulla rem sapis : « tu n’en sais rien, tu n’y comprends rien » déclare ainsi l’un des personnages de la Mostellaria de Plaute.

Si l’on reconstitue l’enchaînement des « idées » qui sont ainsi convoquées, on s’aperçoit que, pour goûter quelque chose, pour juger de sa saveur, il faut bien l’ingérer : nous faisons pénétrer cet aliment dans notre corps - d’où l’idée de pénétration, la notion d’un esprit pénétrant, c’est-à-dire, précisément, d’un esprit qui comprend la situation où il se trouve.

Une fois ce socle assuré, on n’est plus étonné de relever que le participe présent de sapere est sapiens (y aurait-il une différence à introduire entre l’homo erectus et l’homo sapiens ? Accéder à l’homo sapiens, ce ne serait pas seulement devenir sage en acquérant ce que Pierre Solié appelait une conscience réflexive, ce serait aussi devenir sage et savant en se réancrant au plus profond des instincts)… De ce sapiens, ou de son doublet adjectival sapius, ont dérivé au Moyen Âge la sapience (attestée dès le Psautier de Cambridge au début du XIIe siècle), et à travers elle la sagesse (la sapientia qui s’exhausse jusqu’à la sapientia Dei : « la sagesse de Dieu », autrement dit cette face féminine du divin dont nous entretient déjà le Livre des proverbes et sur laquelle médita si profondément Jung à la fin de sa vie sous son nom grec de Sophia ).

Sans doute n’est-ce pas pour rien aussi que, lorsqu’il propose son Gai savoir, Nietzsche débute son texte par ce vers emblématique :

« Goûtez donc mes mets, mangeurs, »

avant de passer à la « Sagesse du monde » - de même qu’il déclare dans Par delà le bien et le mal : « Il faut proscrire … cette sorte de mauvais goût ; et je désire enfin que, pour s’en préserver, on suspende à son cou … la bonne amulette du gai saber, c’est-à-dire … le ‘gai savoir’ . »

Ce qu’il appelle aussi, autre part, la gaya sienza ou la gaya sapienza - dans un entremêlement très sûr des quelques thèmes que nous venons d’évoquer.

Ainsi s’ébauchent déjà les connexions profondes du goût avec l’odorat, de même que des modes de connaissance les plus archaïques avec la connaissance intellectuelle, et peut-être au-delà, avec la connaissance divine.

Étymologie encore : les odeurs

Mais les odeurs nous révèlent elles aussi bien des choses. On ne peut les qualifier en effet, comme il en allait déjà des goûts, que par leur origine. « Parfum de rose », disons-nous, ou « goût de fraise ou de framboise » : ne pouvant nous livrer à cette opération qui consiste à désigner, sous le bleu ou le rouge, une certaine longueur d’onde, ou sous le mi ou le fa, une structure mathématique qui se fait entendre sous les espèces d’une onde sonore, nous ne sommes finalement capables de les définir qu’en les rapportant à l’élément matériel qui les fait exister, comme si nous nous plongions ce faisant dans la chair même du monde.

Mais il y a encore bien plus. Car toute odeur n’existe pour nous que par l’air qui la porte : et comme on ingère un aliment, on respire une odeur en la faisant pénétrer dans nos poumons, dans l’intimité de notre corps. Toute odeur, de ce fait, a à voir avec le souffle, ce qui nous renvoie aussitôt à l’une des origine supposées du mot fumée qui viendrait ultimement d’un radical *dheu qui aurait donné aussi bien le theos grec (les dieux sont d’abord des souffles) que le fumus latin - la fumée, cette fumée étant celle des sacrifices que font les hommes en l’honneur des puissances, et que respirent précisément les dieux avec une indéniable volupté.

Voilà donc que les sens se rebouclent encore - mais je voudrais m’arrêter un instant sur ce fumus latin.

Il est plein d’enseignements car s’il a bien donné notre fumée française, il est aussi, dès le XVIe siècle, à l’origine du doublet savant qu’est le fumet d’une viande (son émanation odorante), et surtout du parfum dont nous nous inondons quelquefois - sans parler de ces parfums lourds et cérémoniels, comme l’encens ou la myrrhe, dont on respirait la fragrance, autrefois, dans nos églises - et comme on la respire encore dans les temples indiens ou d’obédience tibétaine : à croire que les dieux, quels qu’ils soient, n’aiment pas n’importe quelle odeur, mais qu’il faut encore qu’elle chatouille agréablement leurs narines …

Tout parfum, cependant, dans son sens primitif, ne représente pas forcément une bonne odeur - et l’attraction s’est faite (mais il n’y a pas de hasard dans ces jeux sur les mots) avec le femus / fimus latin, qui signifiait le fumier. D’où la fiente du cerf, qu’on explique tantôt par la fumée qu’elle dégage, et tantôt (au contraire ?) par l’odeur nauséabonde du fumier qu’elle rappelle. Mais il y a de l’une à l’autre des raccourcis qui s’imposent, et comme il est des goûts qui nous révulsent, il est de ces odeurs que nous ne savons supporter - selon nos canons culturels, autrement dit, selon nos négociations collectives à des forces archétypales. Jung nous fait souvenir par exemple que le dragon qu’imagine Adam Scot émet par les naseaux une fumée pestilentielle à la triple nature, et qui est « la triple ignorance, à savoir du bien et du mal, du vrai et du faux, de l’avantageux et du désavantageux. »

Je voudrais toutefois m’attarder un instant sur la fiente, puisqu’elle dérive, elle aussi, du femus-fumier par la nature de ce dernier. Non seulement, elle dégage son odeur spécifique et difficilement supportable, mais elle servait aussi à fumer la terre - d’où l’apparition au Moyen Âge français du terme même de fiens qui va bientôt désigner toute sortes d’excréments : liaison établie avec le principe de digestion, et donc, forcément, avec ce qu’on a d’abord dû avaler - et en remontant encore plus loin, avec le goût en tant que tel. Comme un pont nécessaire entre le fumet d’un gibier comme il fume sur la table, et cette fiente inévitable dans laquelle il finira …

Me livré-je en ce moment à un forçage des significations ? Je ne le pense pas réellement, puisqu’il y a très longtemps que les hommes ont établi ce passage d’un sens à l’autre, et ont d’ailleurs remarqué que la fumée, en retour, pouvait changer le goût de nos aliments : Martial évoquait déjà dans ses Épigrammes les fumi Massaliae, les vins fumés de Marseille - comme nous dégustons quant à nous des Pouilly-Fumé de la rive droite de la Loire -, et Horace dans ses Satires évoque ces jambons fumosi que nous apprécions toujours comme ces tranches de jambon fumé que nous retrouvons parfois dans nos assiettes.

À croire que, décidément, il est une alchimie des goûts et des parfums qui les métamorphose les uns dans les autres selon des processus qu’il reste à découvrir.

Des goûts, non disputandum

Toute personne, on le sait, a son goût ou ses goûts particuliers, mais il n’en reste pas moins que c’est l’oralité qui est ici convoquée - dans un raffinement qui fait d’emblée du goût une production culturelle, ou bien peut-être un mixte d’un de nos instincts premiers (la nécessité de se nourrir) avec les représentations que nous construisons de notre destin en ce monde.

Pierre Solié, en son temps, l’avait bien fait ressortir : l’amour le plus élevé, le plus « éthéré » (mais nous touchons déjà à l’odeur …), s’enracine d’abord, par ce qu’il appelait un phénomène de chiasma, dans notre dimension la plus primitive d’oralité.

Il nous faut pourtant aller plus loin.

Car tous les chants érotiques se servent à qui mieux mieux, et sous toutes les latitudes, des métaphores gustatives pour pouvoir s’éployer : on sait bien aujourd’hui que le Cantique des cantiques, qui use jusqu’au vertige des images du vin et du miel (« Tes amours sont plus délicieuses que le vin » déclare ainsi, dès le premier verset, l’épouse - et quand l’époux entre au jardin pour y « cueillir » sa bien-aimée : « Je mange mon miel et mon rayon, / je bois mon vin et mon lait », on sait donc bien aujourd’hui que le Cantique des cantiques dérive de chants d’amour égyptiens où abondent ces « images », comme on sait tout autant qu’il est l’héritier lointain des liturgies de Sumer en l’honneur de la grande déesse Inanna : « Ô mon labi, mon labi, mon labi ! / mon vin délicieux, ô mon miel le plus doux, ma suave ‘Bouche-de-sa-mère’ » s’extasie Dummuzi avant de descendre aux enfers, et la lukur du roi Su-shin, une prêtresse d’Inanna dans la ville d’Ur : « Ô mon amant, cher à mon cœur, / le plaisir que tu me donnes est doux comme le miel ! … / Ce recoin doux comme le miel pose ta main dessus, s’il te plaît ! » À quoi répondent en Inde, plus de trente siècles plus tard, les strophes exaltées de Jayadéva lorsqu’il décrit le désir impétueux de Krishna, le dieu à la peau sombre, pour la gopi Râdhâ : « Il veut le nectar de tes lèvres, / aussi doux que du vin, / et l’ivresse amoureuse ! »

De fait, on sait bien comme l’ivresse est un topos commun des épanchements amoureux, et peut-être plus haut, de l’oubli de soi des mystiques : « Nous avons bu, / au souvenir du Bien-Aimé, / un Vin dont nous nous sommes enivrés, / avant que la Vigne ne fût créée … ». Mais du nombril au nectar, et dans ces saveurs dont s’enchante le corps, dont s’exhausse l’âme vers le ciel et dont se nourrit l’esprit dans leurs plus subtils effluves, qui ne voit que se joue un cannibalisme métaphorique dont l’assomption sera l’eucharistie des chrétiens ? « Buvez et mangez … car ceci est ma chair … car ceci est mon sang. » Théo-cannibalisme que traduisent par exemple les épanchements de la « mère des spirituels » : « Elle ajouta alors qu’à présent …, quand elle communie, l’hostie se répand dans sa bouche. Elle dit qu’elle n’a ni la saveur du pain, ni d’aucune chair que nous connaissons. Certes, elle a bien une saveur de chair, mais une saveur très différente et très savoureuse … ‘et quand elle descend dans mon corps, j’éprouve un sentiment très agréable, cela se voit extérieurement, car cela me fait trembler très violemment, au point que c’est à grand peine que je prends le calice’ . »

Certes, nous savons bien depuis Jung ce que signifie psychologiquement le mystère de la transsubstantiation, mais ne faut-il insister sur cet aspect de « sublimation » de l’appétit de la chair, et sa connexion évidente avec ce que Lacan, autre part, appelait la jouissance supplémentaire ?

Les senteurs (abomin)admir-ables

Nous parlions en entrée de ces odeurs nauséabondes comme Freud les avait définies dans un cadre de pensée très (pseudo) darwinien. Pourtant, sous un autre point de vue, il n’avait pas tort non plus : et dans son savant commentaire, Micheline Glicenstein avait tôt fait de montrer comment, « chez les petits enfants, l’intérêt pour les excréments odorants, première réponse à la demande de l’Autre maternel, première production corporelle, premier don, se transforme sous l’influence de l’éducation sphinctérienne en dégoût (en dé-goût ! …), en dépréciation de soi-même . » Les choses, sur ce sujet, sont assez connues, il me semble, pour qu’il ne soit pas la peine de vouloir y insister.

Mais on peut encore élargir le propos. Et si l’on ne peut s’épargner de remonter, nous l’avons fait, de la fèce à l’aliment qui lui a donné lieu, et donc, sur ce point précis, de l’odeur au goût premier des choses (au fait, pourquoi peut-on distinguer la fonction, l’odorat, de la substance humée : l’odeur elle-même, quand le seul mot de goût s’applique à son niveau aux deux concepts qui leur seraient équivalents ? Doit-on considérer que l’analité suppose déjà une différenciation que ne comporte pas l’oralité ?), on doit tout autant remarquer que, dans leur ambivalence profonde, les parfums peuvent aussi renvoyer à des notions morales, métaphysiques, et, pourquoi pas ? religieuses, parfaitement contradictoires.

Quand Baudelaire nous déclare qu’« Il est des parfums frais comme des chairs d’enfant, / Doux comme les hautbois, verts comme les prairies », c’est pour ajouter aussitôt : « Et d’autres, corrompus, riches et triomphants, // Ayant l’expansion des choses infinies, / Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens, / Qui chantent les transports de l’esprit et des sens . » Disjonction des deux plans (l’esprit et la matière), qui s’appuie sur un sentiment très chrétien du mépris de la chair que vient sans cesse hanter sa fascination contraire - et qui se termine de toute façon dans le pire des festins : « Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine / Qui vous mangera de baisers, / Que j’ai gardé la forme et l’essence divine / De mes amours décomposés ! » Est-ce pour rien que ce poème s’intitule Une charogne et évoque dans l’horreur un ventre nu « plein d’exhalaisons », un « ventre putride / D’où sortaient de noirs bataillons de larves … » - et « La puanteur était si forte, que sur l’herbe, / Vous crûtes vous évanouir » ? Est-ce pour rien qu’une section entière des Fleurs du mal porte comme titre « Le vin » - dans cette mysticité inversée et cette érotique macabre où le péché et le ciel se répondent sans arrêt ? Le musc (aphrodisiaque) et l’encens (en principe religieux) se confortent l’un l’autre, et lorsque Vigny veut évoquer la femme adultère dans l’ignominie de son péché, ce sont à peu près les mêmes mots qui lui viennent à la plume : « Mon lit est parfumé d’aloès et de myrrhe ; / L’odorant cinnamome et le nard de Palmyre / Ont chez moi de l’Égypte embaumé les tapis … . »

Or, ce sont bien ces mêmes odeurs qui emplissent les demeures divines sous tous les cieux, que l’on fait brûler sur les autels et à qui l’époux fait appel dans le Cantique des cantiques : « Avant que souffle la brise du jour / et que s’évanouissent les ténèbres, / j’irai à la montagne de la myrrhe, / à la colline de l’encens » - pour ajouter peu après, quand il compare son aimée à un « jardin bien clos » (le même hortus conclusus où se faisait mener Inanna pour jouir de tout son corps, le même hortus à nouveau que sera la Vierge Marie dans son union au divin) : « Tes jets font un verger de grenadiers / et tu as les plus rares essences / le nard et le safran, / le roseau odorant et le cinnamome, / avec tous les arbres à encens ; / la myrrhe et l’aloès, / avec les plus fins arômes… »

Nous parlions de la Vierge : nous ne sommes pas loin ici de son odor di femina qui nous renvoie d’ailleurs à l’étude de Glicenstein (son titre : « Parfum de femme ») et aux considérations qu’elle développe - mais qu’on pourrait prolonger jusqu’au plus loin du spirituel - sur les odeurs de la mère : « Georg Groddeck, relève-t-elle, dans Le livre du Ça, remarque que les petits enfants aiment enfouir leur nez dans le giron maternel, humer l’odeur du sang menstruel. Ils ont du mal à perdre le souvenir des sentiments olfactifs qui ont bercé leur désir incestueux . » Si on ajoute que parfois, ils ont bu le lait à ce sein … on pourrait mener une mythanalyse complète de la figure de Marie à partir, précisément, du goût et des odeurs. Ce n’était pas là, néanmoins, que je voulais en venir, mais à cette mythique « odeur de femme » qui affole les hommes - et qui mena apparemment jusqu’à Dieu dans son désir : Tu rosa, tu lilium / cujus Dei filium / carnis ad connubium / traxit odor (« Toi, la rose ; toi, le lis dont l’odeur de la chair amena le fils de Dieu au mariage ») chante ainsi un hymne médiéval. De là à l’oraison testamentaire du pape Jules II à la Renaissance, il n’y a plus qu’un pas à franchir : O gloriosissima Regina misericordiae, saluto venerabile templum uteri tui in quo requievit Dominus Deus meus (« Ô très glorieuse Reine de miséricorde, je salue le vénérable temple de ton utérus dans lequel reposa le Dieu mon Seigneur »).

Comme le commentait Remy de Gourmont en son temps : (quand il s’agit de Marie,) « la Trinité la désire : le Père la veut pour fille ; le Fils pour mère ; le Saint-Esprit pour femme ; le roi des rois éprouve à voir Marie si belle, de la concupiscence : Quem rex regum concupivit … »

C’est que les odeurs, à l’évidence, ont elles aussi à voir avec le plus profond de l’eros (je prends ici « profond » dans le sens de l’abîme : et on sait que si les abîmes plongent souvent vers le bas, il est aussi des abîmes célestes, des abîmes d’« en-haut ») - et les publications modernes n’ont garde de l’ignorer . Cet eros, toutefois, est spécifiquement féminin : si tous les observateurs sont d’accord pour relever que l’usage actuel de cosmétiques par les hommes est l’un des marqueurs de la féminisation globale de notre société, on aura relevé que, dès qu’il est question d’un parfum, c’est toujours à la femme qu’il a été, autrefois, traditionnellement, attribué. Le Cantique des cantiques en est parcouru du début à la fin (« Qu’est-ce là qui monte du désert, comme une colonne de fumée, demande ainsi l’époux à la venue de l’aimée, vapeur de myrrhe et d’encens, / et de tous les parfums exotiques ? » - et le poète indien à son tour ne peut que respirer la belle odeur de la princesse dont il est tombé amoureux : « Encore aujourd’hui / Je la porte dans mon cœur, / À l’aube, / Quand, s’éveillant à peine, / Elle étire son corps alangui de sommeil / Et, de ses yeux animés, suit le vol affolé d’une abeille / Qu’enivre le souffle parfumé de sa bouche éclose sur un / Bâillement . »

En odeur de sainteté

Il vaut la peine de s’arrêter un instant sur cette dernière strophe. Si derrière l’abeille, en effet, on devine facilement l’évocation du miel (de ce miel qui, dans le Cantique s’échange si facilement avec la myrrhe vierge ) - et dans la circulation et l’échange qui se font du goût à l’odorat, nous retrouvons le souffle dont l’étymologie nous imposait l’existence. Or, à travers le souffle, c’est le principe divin qui se manifeste généralement - et si le baiser parfumé du Cantique est interprété par Saint-Bernard de Clairvaux comme le signe du Saint-Esprit , on sait que le pneuma grec ou la ruach hébraïque sont la respiration de Dieu dans le creux de notre âme.

Nous sommes ici renvoyés au double sens du mot essence - qu’il s’agisse des parfums dont nous entretenait Baudelaire ou l’époux du Cantique, ou qu’il s’agisse de l’ousia de toute chose, c’est-à-dire de l’essence au sens métaphysique ou proprement théologique.

Dans cette perspective, le parfum se résout, du point de vue humain, dans cette odeur de sainteté de ceux dont le corps ne se décompose pas après la mort - et dans l’ascension vers Dieu, dans l’odeur du divin dont s’enivre notre âme : « Le bonheur nous donne une odeur agréable. Selon Havelock Ellis, dans les églises où règne une ardente ferveur, on respire un parfum suave : l’odeur de sainteté », cette odeur de rose et de violette qui est censée se dégager de l’incorruption de la chair . Alors, les parfums se révèlent des médiateurs à la transcendance divine, et comme l’écrit Saint Paul, « Grâces soient rendues à Dieu qui, dans le Christ, nous emmène dans son triomphe et qui, par nous, répand en tous lieux le parfum de sa connaissance. Car nous sommes bien, pour Dieu, la bonne odeur du Christ parmi ceux qui se sauvent et parmi ceux qui se perdent . » Si on s’étonnait d’aventure de cette « odeur du Christ », on se rappellerait que celui-ci est entouré de parfums depuis l’encens et la myrrhe que lui apportent les Rois Mages jusqu’à l’onction à Béthanie ; on se rappellerait les vers de ce chrétien fervent que fut Claude Hopil au plein cœur du baroque :

« Mon esprit extatique
Ne vit rien en ce lieu, mais sentit de l’amour
L’odeur aromatique.
C’est beaucoup de sentir les parfums admirables
De l’esprit glorieux. Ils sont plus désirables
Que toutes les amours du siècle malheureux . »

Les goût et les parfums tournent dans l’air du soir …

On me pardonnera, je l’espère, de détourner de la sorte L’harmonie du soir de Baudelaire. Mais les goûts et les parfums se mélangent encore plus, et s’enchaînent les uns aux autres encore plus nécessairement que nous ne l’avons laissé entendre. Si les premiers vers du Cantique sont clairs à ce sujet (« Qu’il me baise des baisers de sa bouche. / Tes amours sont plus délicieuses que le vin ; / l’arôme de tes parfums est exquis, / ton nom est une huile qui s’épanche … »), si les exaltations de l’époux le sont ensuite tout autant (« J’entre dans mon jardin, / ma sœur, ma fiancée, / je récolte ma myrrhe et mon baume, / je mange mon miel et mon rayon, / je bois mon vin et mon lait »), Saint Bernard, parlant du Christ en sa conception dans le sein de Marie, ne craint pas de croiser les motifs à tel point qu’ils s’en identifient quasiment : commentant l’Annonciation comme elle est rapportée dans Luc, il s’écrie devant ses frères : « Tout y est rempli des mystères, et chaque détail exhale une douceur céleste, mais ce n’est que pour l’observateur attentif, habile à tirer le miel de la pierre et l’huile du plus dur des rochers. Oui, ce jour-là, la douceur goutte à goutte a coulé des montagnes, le lait et le miel ont ruisselé des collines … . » Cependant qu’il déclare plus tard : « Il est donc béni, le fruit de ton sein, béni en son parfum, béni en sa saveur, béni en sa beauté. L’arôme de ce fruit embaumé, il le sentait celui qui s’écriait : Voici que l’odeur de mon fils ressemble à celle d’un champ fertile qu’a béni le Seigneur… À propos de la saveur de ce fruit, voici la parole enthousiaste d’un homme qui l’avait savouré : Goûtez et vous saurez combien est suave le Seigneur, et ailleurs : Combien est grande l’abondance de ta suavité … Et un autre d’ajouter : Si toutefois vous avez goûté combien le Seigneur est doux. Et le fruit lui-même nous attire à soi : Qui me mange aura encore faim, et qui me boit aura soif encore. À n’en pas douter, c’est à cause de sa délicieuse saveur qu’il s’exprimait ainsi : le goûter excite un appétit plus vif … Tu viens d’entendre parler de son parfum, de sa saveur, écoute-moi à présent parler de sa beauté … »

On pourrait nous objecter que nous sommes ici à l’évidence dans un double registre dont l’unité saute aux yeux : du judaïsme au christianisme, s’il y a une rupture radicale, il y a pourtant une profonde continuité que nous pouvons constater. Qu’à cela ne tienne, toutefois ! Car on sait que l’ambroisie que boivent les dieux sur l’Olympe et certains héros de l’Iliade, était d’abord le parfum tiré du miel qui procurait l’immortalité, et il faut aussi se souvenir de ce que, si les dieux grecs aimaient particulièrement l’odeur des sacrifices, le sort de Prométhée et l’invention de la première femme se jouent tout entiers dans les Travaux et les jours d’Hésiode autour de la fumée, de la graisse odorante et des os d’un bœuf superbe. Comme le note Jean-Pierre Vernant, « dans le sacrifice alimentaire, c’est-à-dire dans la seule forme de nourriture carnée que les Grecs reconnaissent, on ne peut manger que si l’animal a été rituellement sacrifié. Et cette viande forme deux parts : d’abord les os blancs, qu’on dépose avec des aromates sur l’autel, on y met un peu de graisse, on verse du vin et l’on fait brûler pour les dieux. La fumée monte, et les dieux ont, comme part, la fumée odorante du sacrifice . » Je n’analyserai pas ici la ruse de Prométhée et la façon dont Zeus se venge en faisant fabriquer ce kakon kalon (ce « beau malheur ») qu’est Pandora : Vernant l’a déjà joliment fait, mais je note simplement la conclusion qui est la sienne quant à la signification de ce texte : que la femme est un gaster, elle est d’abord un estomac : « Quand elle te fait des sourires, des séductions irrésistibles, ça n’est pas qu’elle te trouve à son goût, elle pense à ta grange ! C’est-à-dire au blé que tu as mis de côté… »

Vue des choses assez « machiste », je le confesse sans ambages, mais sous laquelle, peut-être, on peut chercher une vérité : de la femme (de la mère ?) qui est non seulement, comme le relevait Glicenstein après Groddeck, la source de l’olfaction, mais aussi, d’un point de vue archétypique, de l’ingestion, de la digestion, et donc, forcément, de la déjection.

Qu’est-ce à dire au juste ? Sinon que notre boucle, à nouveau, se referme sur elle-même, mais à un autre niveau - en rappelant toutefois que la dejectio latine était d’abord l’action de renverser, de mettre à bas : d’où son sens dérivé, mais tout aussi bien le sens juridique de l’expropriation ; et que la digestio proprement dite, avant de signifier la répartition des aliments dans le corps, désignait en premier lieu un processus de classement, de calcul, de mise en ordre, et du fait même, en seconde part, la division - donc l’analyse - d’une idée générale dans ses points constitutifs (Cicéron, De Oratore, par exemple) : processus de raison et de mise en place des instruments de la connaissance auquel renvoie, de toute façon, la notion même de sensorialité.

Car l’origine des sensations - comme l’origine du sentiment - c’est bien le verbe sentio qui nous donne successivement : sentir en tant que sentir est percevoir ; d’où ressentir et percevoir les effets d’une cause quelconque ; d’où percevoir enfin par l’intelligence, autrement dit : se rendre compte, penser, juger. Recte sentire dit encore Cicéron dans les Tusculanes pour signifier : penser juste, de même que les sentences de la justice, au terme d’un processus d’examen et d’évaluation, ont la même origine et dessinent un horizon où le rationnel a sa part. Ce qui en revient à proposer que le sentiment comme fonction rationnelle dans la typologie de Jung (et même si les mots sont différents en allemand), a toute sa raison d’être - aussi bien que la récurrence religieuse dans les notions de goût et d’odorat pour peu qu’on veuille renvoyer, comme Jung le fait sans cesse lui-même, le religieux au relegere latin, à son cousin grec le logos et à son ultime étymologie, ce *leg indo-européen qui emporte la notion de choix, de cueillette - et donc d’évaluation soigneuse.

Quelles connaissances s’enracinent dès lors dans le goût et l’odorat ? Les plus basses, c’est-à-dire les plus fausses et les plus dépendantes de nos pulsions archaïques, on ne peut en disconvenir ; mais aussi peut-être les plus hautes, celles qui marient justement l’eros et le logos - ou plutôt, dépassent le logos en l’ayant intégré dans l’eros : « Il n’y a pas de Logos idéal sans qu’il contienne Eros. Faute de cela, le Logos ne possède aucune dynamique … Et Eros sans Logos à l’intérieur ne comprend jamais rien . »

Ce que nous pouvons nous demander en fin de compte, c’est de savoir si nous ne serions pas devant l’une des conjonctions majeures d’opposés que nous avons à effectuer : celle de l’animal en nous avec ce que nous avons toujours appelé le divin (pensons à tous ces dieux thériomorphes dont nous parle Jung dans les Métamorphoses de l’âme) ; celle de l’eros rutilant avec un logos rigoureux ; celle de cette sexualité débordante dont nous avons pu suivre le cours avec cette extrême spiritualité que nous avons vue tout le temps aussi surgir (mais il suffit alors de penser au Sermo IV des Sept Sermons aux Morts pour savoir à quels daimones nous avons affaire) ; bref, celle des deux abîmes entre lesquels nous balançons, qui nous permette d’y occuper une place médiatrice - et autonome.

Michel Cazenave

1 Voir « L’injection faite à Irma » dans L’interprétation des rêves, Paris, P.U.F., 1976.

2 Voir les notations sur Miss Lucy dans S. FREUD et J. BREUER, Études sur l’hystérie, Paris, P.U.F., 1956.

3 M. GLICENSTEIN, « Parfum de femme », dans l’ouvrage collectif L’invention du féminin, Paris, Campagne première, 2002.

4 S. FREUD, La naissance de la psychanalyse, Paris, P.U.F., 1969.

5 S. FREUD, id., p. 206.

6 M. GLICENSTEIN, op. cit. Je dois remercier, sans pourtant la connaître, Micheline Glicenstein pour les éléments de savoir apportés - et toutes les réflexions qu’ils ont suscitées en moi.

7 Se reporter à Malaise dans la civilisation, Paris, P.U.F., 1971 - singulièrement aux notes 49,50, 51, 58 et 59.

8 M. GLICENSTEIN, op. cit.

9 Un « inconscient du langage » ne veut pas forcément dire que « l’inconscient [soit] structuré comme un langage ». Pour des considérations de Jung sur le langage, se reporter au chapitre sur « Les deux formes de la pensée » dans Métamorphoses de l’âme et se symboles, Genève, Georg, 1953 - et pour pour l’utilisation des ressources étymologiques, on lira par exemple, dans le même ouvrage, les pages 416 à 421 sur le cheval et la mort, ou 604 sur le trésor caché.

10 C. G. JUNG, Réponse à Job, Paris, Buchet Chastel, 1964.

11 F. NIETZSCHE, Le gai savoir, « Plaisanterie, ruse et vengeance - prélude en rimes », dans Œuvres, t. 2, Paris, Laffont, « Bouquins », 1999.

12 F. NIETZSCHE, Par delà le bien et le mal, « Neuvième partie : qu’est-ce que le noble ? » - N° 293. Noter à la toute fin du livre, sous le N° 296 : « Hélas ! Qu’êtes-vous devenues, … ô mes pensées ? Il n’y a pas si longtemps, vous étiez encore si chatoyantes, si pleines d’épices secrètes et de piquants que vous me faisiez éternuer et rire ? » (les italiques sont de moi), où l’on constate sur le vif le passage du goût à l’odorat, de la dégustation à la respiration …

13 C. G. JUNG, Aïon, Paris, Albin Michel, 1983 - p.113.

14 P. SOLIÉ, La femme essentielle, Paris, Seghers, 1980. Mais aussi Le sacrifice, Paris Albin Michel, 1988, ou Psychanalyse et imaginal, Paris, Imago, 1980.

15 Cantique, V, 1.

16 Dans S. N. KRAMER, Le mariage sacré, Paris, Berg international, 1983, p. 127.

17 Ibidem, p. 111.

18 JAYADÉVA, Gîta-govinda, Monaco / Paris, Le Rocher, 1991.

19 OMAR, fils d’al-FARID, « Le vin mystique », dans R. KHAWAM (ed.), Propos d’amour des mystiques musulmans, Paris, Éd. de l’Orante, 1960.

20 Le livre d’Angèle de Foligno d’après les textes originaux - « Cinquième pas supplémentaire », Grenoble, Jérôme Millon, 1995.

21 M. GLICENSTEIN, op. cit. La parenthèse est de moi.

22 Ch. BAUDELAIRE, « Correspondances », poème 4 des Fleurs du mal.

23 ibidem, 38.

24 A. DE VIGNY, « La femme adultère », dans Livre antique : Antiquité biblique.

25 Cantique, IV, 6.

26 Cantique, IV, 13-14

27 M. GLICENSTEIN, op. cit.

28 Dans R. DE GOURMONT, Le latin mystique, Monaco / Paris, Le Rocher, 1990, p. 351.

29 Idem.

30 Ibidem.

31 S. PERROUTY, Rhétorique des senteurs, Paris, L’Harmattan, 2006.

32 Cantique, III, 6.

33 Poèmes d’un voleur d’amour attribués à Bilhana (recension du Sud-Ouest), Paris, Gallimard, 1988.

34 « De mes mains a dégoutté la myrrhe, / de mes doigts la myrrhe vierge / sur la poignée du verrou » (V, 5).

35 BERNARD DE CLAIRVAUX, Sermons I à VIII sur le Cantique des cantiques, dans Œuvres, tome I, Paris, Aubier, 1945.

36 R. WINTER, Le livre des odeurs, Paris, Le Seuil, 1978.

37 Inversement, Ferenczi avait déjà noté, et la chimie moderne lui donne raison comme « la patiente DM répand quand elle est en colère des effluves très désagréables, comme si, à la manière des animaux, elle tenait les gens à distance de son corps en les effrayant par des émanations de haine » (Journal clinique, Paris, Payot, 1985). Ce que M. Glicenstein (op. cit.) poursuit en écrivant : « Dans cette page intitulée « Paranoïa et odorat », Ferenczi … avance que certaines personnes … auraient une sensibilité particulièrement affinée leur permettant de sentir les contenus psychiques cachés, les représentations occultes d’autres humains. » Quant à moi, j’ajouterai : et si c’était tout simplement vrai ?

38 Deuxième épître aux Corinthiens, II, 14-15.

39 Claude HOPIL, Les divins épanchements d’amour, cantique 32, strophes 2 et 3, Paris, Honoré Champion, 1999. Je dois tout ce passage aux notes inédites de Jean-Pierre Le Troadec à son édition des Révélations de Brigitte de Suède, Paris, Les Belles lettres, 2006.

40 Cantique, I, 2-3.

41 Cantique, V, 1.

42 BERNARD DE CLAIRVAUX, « Première homélie super missus » dans Écrits sur la Vierge Marie, Paris, Médiaspaul, 1995.

43 BERNARD DE CLAIRVAUX, « Troisième homélie super missus », dans Écrits …, op. cit.

44 Jean-Pierre VERNANT, Pandora, la première femme, Paris, B.N.F. / Bayard, 2005.

45 Traduction par Jean-Pierre Vernant, op. cit., du passage correspondant d’Hésiode.

46 C. G. JUNG, L’analyse des rêves (séminaire), tome 2, Paris, Albin Michel, 2006, p. 526.

< Retour