Jakarta : frénésie et flammes ou fièvre et lumière



Villes - Lieux de l'Art et de l'errance | Martine Estrade | Literary Garden

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Jakarta Indonésie. La mégapole de 16 millions d’habitants se déploie dans la mangrove et se termine face à la mer dans un réseau de canaux inondables datant de la colonisation hollandaise où elle fut le premier comptoir aux épices de l’empire. Elle est devenue un très grand centre commercial, administratif et financier où cohabitent dans l’anarchie, luxe et misère, tiers monde et 21è siècle.

Le quartier résidentiel et d’affaires de Menteng, est dominé par les gratte-ciels de la ville. De plus en plus hautes, les flèches des tours semblent une métaphore concrète des tentatives inspirées de l’archipel pour transcender la condition de son économie voire lui offrir l’accès au surnaturel. Image d’une économie frénétique, exaltée, anarchique et parfois sismique, se construisent, l’un après l’autre, des malls, immenses supermarchés où s’alignent, à chaque étage, produits de luxe ou restaurants raffinés et cosmopolites. Les escalators verts de Gran Indonesia , le dernier construit, semblent grimper jusqu’au ciel et l’ immense fontaine animée musicale qui se déclenche toutes les heures donne une image du vertige économique.


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Si l’Indonésie est un pays économique émergent dont la majorité des 6OO millions d’habitants ont des revenus bas à l’échelle mondiale, 5 millions de ceux ci sont , en revanche , richissimes. Le pays est tenu par une élite financière représentant 2% de la population Pour la plupart , elle réside à Jakarta.

Envers du décor de ce luxe affiché, subsiste encore à Menteng et jusqu’entre les tours elles-mêmes quelques kampung , quartiers de taudis où le labyrinthe des ruelles ne laisse évoluer que les lima-kaki ( 5 pieds) , ces mini-échoppes ambulantes offrant nourriture et produits de la vie quotidienne pour quelques centaines de roupies. Effet de la spéculation immobilière et de l’insalubrité réunies, les incendies ne sont pas rares et l’espace dévasté verra naître une autre tour , plus haute , plus belle , plus riche.`La nuit tombée, au sein du nuage de pollution de la ville en surchauffe, les tours de Menteng brillent de mille feux et éclipsent même les étoiles du ciel.


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Officiellement musulmane , Jakarta abrite la plus grande mosquée de l’Asie la mosquée Istical et aussi la plus ancienne ,la mosquée Kota, aux dizaines de tapis de prière épais de toutes les tailles. On les distingue au sein de la ville par la couleur verte des losanges sur fond blanc. Non seulement l’islam mais toutes les religions, toutes les croyances, toutes les mythologies soufflent sur l’archipel. Elles se posent à Jakarta et lui offrent leurs légendes et leurs nourritures spirituelles.


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Au sein du quartier chinois de Glodok se tiennent d’immenses temples, siège d’une ferveur paisible qui jamais ne tarit. Encombrement immobilier oblige, un temple chinois à deux toits est désormais inclus dans une tour d’affaires moderne en verre dont il constitue le rez-de chaussée et les fidèles peuvent y poursuivre leurs dévotions.

Les chinois sans cesse appellent de leurs vœux la chance et la fortune et, superstition oblige , certain,s devenus depuis des années fort riches, gardent un baraquement de fortune au sein de Glodok où prit source leur réussite sociale. Aux animaux et végétaux sont prêtés des pouvoirs magiques et sur les étals de la rue se vendent crapauds, tisanes ou cobras.


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Sunda kelapa, le port, est toujours le siège d’une activité frénétique. Spectaculaire, il se compose d’un seul et unique quai où se serrent des navires de bois à la proue orgueilleuse, héritiers des antiques frégates phéniciennes. Véritables objets d’art assemblés par des charpentiers marins où la tradition ancestrale proscrit l’usage du moindre clou.Les bugis , anciens pirates de la mer, vêtus de sarong inhabituels en tissu écossais, originaires de Sulawesi, se sont reconvertis et chargent et déchargent les navires.

« The ships have not been moved by sails but by spirit and courage » écrivait l’historien romain Pline l’ancien.

Ces cargos de bois à la fière allure convoyaient autrefois le clou de girofle, le poivre, la muscade , le thé , le tabac ou la cannelle dans la célèbre route des épices depuis les îles fortunées. Le trafic des épices s’est ralenti celui des bois précieux le remplace désormais à partir du port plus important , situé à l’est de la ville , Tanjung Priok . A Sunda kelapa, les navires bugis se consacrent au cabotage inter-îles et au ravitaillement des différentes îles indonésiennes en riz, denrées alimentaires et de première nécessité.


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Dans l’ancienne Batavia sur la place Fatahyla, subsiste le palais du gouverneur, bâtisse de 1707 aux grandes pièces tapissées de bois, aérées de ventilateurs coloniaux et de multiples fenêtres à jalousies. Des indonésiens traversent la place à pied portant des lourdes charges dans des paniers aux deux extrémités d’une tige .Le café Batavia ,maison coloniale ancienne décorée de multiples photographies et de miroirs, lieu de vie nocturne, est visité de quelques nostalgiques ou de touristes,


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Le vieux Batavia de la colonisation hollandaise a gardé sa tranquillité d’être excentré par rapport au quartier d’affaires de Menteng. Il est parcouru de canaux aussi poétiques qu’insalubres et nauséabonds, réservoirs de moustiques vecteurs de dengue et de paludisme, où 50% de l’eau se perd dans le trajet. Les boulangeries hollandaises se distinguent de loin par le moulin à vent juché sur leur toit. Un pont hollandais enjambe encore le canal de Kali Besar dans le quartier de Kota, la vieille ville. Pittoresque le jour, dangereux la nuit, le quartier a la réputation d’ abriter délinquance, drogue et prostitution.

La capitale intraversable, est un immense parking aux axes routiers rares et surencombrés, aux transports en communs obsolètes et débordés. Marcher à pied , jalan kaki, se révèle définitivement dangereux et impossible. Des passerelles métalliques à étages, surélevées de plus d’un mètre par rapport à la chaussée évitent aux passagers des obligatoires bus et taxis le geste suicidaire d’affronter la chaussée sans trottoir aucun.

Au sein du nuage de poussière, de gaz d’échappements et de pollution qui baigne la ville d’une grisaille opaque émerge , place Merdeka, la flamme olympique du Monas, recouverte de ses 35 kgs d’or massif . Sur les panneaux publicitaires e long d’ artères routières d’où monte une épaisse fumée noirâtre, une association écologiste incite à reboiser « un homme, un arbre ».

Jakarta est un lieu incontournable de la culture indonésienne. La plupart des écrivains de l’archipel échouent dans la capitale. Issus d’îles de traditions différentes et souvent animistes, ils confrontent au sein même de leur écriture , et avec humour et pudeur leur scepticisme politiquement correct d’intellectuels à la force de leur héritage maternel religieux et culturel. Leur plume se révèle alors souvent tout à la fois réaliste et inspirée, empreinte de mystique, de légende et de mythologie.

L’Histoire,la grande, connut également sa fièvre dans le dernier quart du siècle , émaillée de guerres, dictatures, années de prison et de déportation, ou famines.

Dans l’Indonésie, archipel des spiritualités, à l’image du Bisma de la légende des Pandawa et des Kurawa, Jakarta, frénétique et mystique , croit au Destin et semble désirer au plus vite succomber à la fièvre et provoquer son sort afin de ne pas rêver interminablement dans ce monde d’illusion.

Il était dit , dans la légende, que tout s’apaiserait par la suite…

Aout 2009


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