Quand j’attaque je me sens en vie : l’artiste et le maternel



Communication prépubliée au Congrès des Psychanalystes de Langue Française des Pays Romans de 2011 Thème « Le maternel » : « quand j’attaque je me sens en vie : l’artiste et le maternel » parution bulletin de la spp, n°99, mars 2011

L'écriture - Psychanalyse et Art | Martine Estrade | Literary Garden

Les accents poétiques de Liliane Abensour soulignent l’univers du maternel et sa force de mystère , « ombre qui se dérobe à nos sens sans corps véritable » , dont « la nature restera à jamais inconnaissable si ce n’est à travers l’imaginaire »,.On y entend d’emblée la dimension marécageuse, univers des oxymores , lumière de la nuit de l’affect ou clarté des ténèbres pulsionnelles réunies avec pour corollaire une difficulté à penser, à représenter les mouvements pulsionnels violents à l’œuvre dans le présent de l’énonciation, temps que le maternel , comme l’inconscient, semble ignorer . Les différentes transformations et représentations en seraient autant d’ombres projetées. P. Mérot insiste également sur le fait que se dégager du maternel n’est pas l’effacer et que l’accueil du transfert le plus archaïque contient l’accès à la sublimation.

« quand j’attaque je me sens en vie », le maternel et le matériau de la création

La phrase de Louise Bourgeois illustre la façon violente dont l’artiste, se heurte en permanence à ce matériau confus du maternel et aux mouvements pulsionnels violents qu’il suscite ,pour lui donner forme , représentation et ce non sans plaisir.. Le corps à corps avec le matériau, virtuel ou réel, qu’il s’agisse des mots pour l’écrivain ou d’un matériau plastique pour le sculpteur se fait dans un rapport physique mettant en œuvre un sadisme vital, joyeux parfois dans le rapport à la création. La forme, conçue de façon préconsciente, est souvent oubliée dès sa création et sans cesse à refaire

Les artistes sont des sujets « actifs » tant vis-à-vis de leurs manques et blessures narcissiques que de leur héritage identitaire dans le rapport à la création. Les experts de l’auto-création et de l’auto-engendrement au sein de leur art rejouent indéfiniment avec le matériau, médium malléable de leur création, et dans leur style propre, mais pas à l’identique, une représentation d’un corps à corps indéchiffrable avec l’objet primaire.

Paysage imagoïque et création

Winnicott, qui inspire la théorie de C. Anzieu sur le maternel, définit l’ activité créatrice primaire, laquelle consiste à établir un objet-chose dont l’enfant a créé, seul, la signification Le processus de création semble étroitement lié à l’imago maternelle mais le public auquel est destiné la création incarne régulièrement, fut-ce par un détail, l’imago paternelle.

Bien antérieur à l’Œdipe, l’échec primitif concernerait le manque primordial de la mère , l’échec à créer les premières illusions pour meubler l’espace psychique laissé par l’absence de l’autre.

Dans la clinique de maints patients artistes, les relations de la petite enfance brillent par l’incohérence, tour à tour gratifiantes et frustrantes de façon intense et imprévisible ou encore émaillées d’expériences d’abandon, de perversion, de maladie, de mort. Elles contribuent à plonger l’enfant dans des deuils impossibles et à mettre en danger sa vie psychique.L’imago maternelle domine souvent le discours de ces patients, idéalisée, intouchable avec, cachée, mais affleurant dans le matériel projectif, sa face noire primitive et destructrice prégénitale, ses signifiants énigmatiques.

Etre né de son pére et de sa mére réels est une blessure narcissique intolérable. Dénigré ou mis à distance le père en cache alors un autre porteur d’un phallus idéal, rôle souvent attribué au père de la mère ou encore à Dieu personnage phallique hors rivalité. L’idéal du moi se projette alors à l’extérieur, sur un objet narcissique tenant lieu d’instance paternelle. Cette ex-corporation crée une hémorragie psychique , puisque l’artiste abandonne son vrai père. La création tente magiquement et infiniment de la panser plus que de penser. Dans le matériau artistique existera souvent un rapport, fut ce par un détail trivial, à l’univers paternel intime. A ce détail il est souvent possible de se raccrocher pour redonner vie au père exclu.

Dans la relation au medium de la création, que l’artiste caresse et attaque tout aussi passionnément dans son effort pour le maîtriser, se traduit toute l’ambivalence de la relation maternelle . La relation au médium créatif est fusionnelle, passionnelle, charnelle. Allié et ennemi il doit être apprivoisé et dominé, manipulé et instrumentalisé mais il lui faut de surcroît, -et ce « de surcroît » là n’est pas léger, inscrit dans l’emprise-, traduire la vision intérieure de l’artiste lequel a le sentiment de faire corps avec lui et pouvoir transmettre sa réalité intérieure néo-créée au monde externe. Le public interne est constitué d’éléments signifiants du passé avec et contre lesquels le créateur se bat pour pouvoir montrer les éléments intimes de son univers intérieur, lutte qu’il projette sur le public anonyme avec qui la relation se déploie source parfois d’exaltation mais aussi d’angoisse, de solitude et de douleur.

Au sein de la production créative sont présentes toutes les pulsions prégénitales ( orales , anales, phalliques) ainsi que les éléments archaïques de la sexualité où amour et haine, érotisme et violence sont indissociables. Cependant , les pulsions orales et phalliques génitales sont moins propices à être sublimées et le composant anal , source originelle des échanges entre l’enfant et le monde et habituellement sublimé au cours de l’évolution, tient une place prééminente dans la plupart des oeuvres. L’intégration ou non des désirs bisexuels tient un rôle dans la structure psychique du créateur et la forme de sa création. Ces différents aspects du processus créateur sont à l’origine de versions originales et parfois insolites de la scène primitive.

Ainsi que l’exprime J. Chasseguet : « le secteur privilégié de la création permet au sujet une récupération narcissique sans intervention externe. En effet, ces patients, tombés malades par manque d’apports narcissiques externes dans leur toute petite enfance parviennent, par le truchement de l’acte créateur , à combler leurs déficits narcissiques de façon autonome. En ce sens la création est une autocréation et l’acte créateur tire son impulsion profonde du désir de pallier , par ses propres moyens, les manques laissés ou provoqués par autrui »

L’illusion artistique : un angélisme qui décolle de la perversion vers l’accès à la sublimation

La création artistique dont une forme déviante avortée précocément est la sexualité perverse s’enracine dans la relation maternelle précoce. L’art s’offre alors comme illusion de la réalité que l’artiste crée pour lui même , pour les autres, illusion dont il cherche infiniment la forme en éprouvant le matériau et ce, dans l’espoir de la communiquer, de faire éprouver des émotions, de la faire reconnaîtreL’artiste imposera son illusion là où l’illusion du pervers , sa néo-sexualité s’imposera à lui. Ce dernier tentera de la faire accepter comme une réalité, dans sa forme, compulsive, exigeante et inéluctable, acharnée et solitaire , ne lui laissant ni le temps ni parfois le désir de vivre hors de son royaume érotique. Contrairement au pervers pour qui le public , spectateur anonyme puissant dans son imaginaire, reste fantasmatique , le lien au public est réel et essentiel pour l’artiste. L’artiste lui destine le produit de sa créativité. Il y a certes transgression et création de ce qui n’existe pas, mais l’artiste s’offrira au jugement de l’autre et se voudra maître de son illusion dans un rapport social préservé, car désexualisé quand à son but, et visant des objets socialement valorisés .Il est libre de la forme comme du contenu de sa création laquelle, si elle reflète son style, n’est jamais identique. Là où , coulée brûlante de sa mégalomanie infantile, l’acte de créativité précoce que constitue la sexualité perverse « se fige dans le moule », réponse magique à toute blessure narcissique ou à tout désir naissant, geste de défi, de désespoir, pétrifié à jamais, comme le souligne J.MC Dougall.

On peut émettre l’hypothèse que la qualité du lien à l’imago paternelle et l’espace interne pour la représentation paternelle dynamique au sein du psychisme permettrait ou non l’issue créatrice. Le lien à l’imago paternelle se représente indirectement dans la typologie de la relation fantasmatique au « public » et sa qualité qui fait toute la différence. Lorsque la représentation maternelle écrasante prédomine, les projections des tendances destructrices et envieuses sur la mère interne peuvent être re-dirigées vers le public fantasmatique. Ce dernier est perçu alors comme rejetant , hostile, et rendant la création impossible.

Cependant, si des structures psychiques variées se retrouvent chez les artistes, « la partie d’eux mêmes qui leur permet de créer, -et de continuer à le faire- est en fait la partie libre de symptômes »

Le créateur a une mobilité intérieure qui lui est spécifique : tout objet soumis à son observation devient fécond par mise en liaison fébrile avec un nombre infini d‘impressions, de perceptions synesthésiques, de représentations et de réflexions dans un va-et-vient assez libre et fluide entre processus primaires et processus secondaires. Il n’hésite pas à questionner le préjugé, à mettre en contact les idées disparates, à forcer les associations déconcertantes, à créer ce qui n’existait pas en se fiant à l’insolite. La joie trouvée dans l’acte de création prime de loin le plaisir de contempler l’objet crée lequel lui devient rapidement indifférent sinon encombrant. L’artiste en effet craint toujours d’être « colorblind », à une période antérieure de son œuvre et limité par elle dans sa liberté . Picasso énonçait « le seul travail qui compte est celui qui n’a pas encore été fait » A de Vigny reportait dans son Journal que le meilleur moment d’un ouvrage est celui où on l’accomplit ».Entre idéal et jouissance avec le matériau de l’œuvre s’inscrit le destin contraignant del’artiste.

La joie de créer nécessite des transgressions inhérentes au plaisir de production, imprégnée qu’elle est d’éléments sexuels génitaux, mais aussi sadiques et destructeurs inscrits dans le lien même au matériau. Vécue dans l’inconscient comme une activité érotique et agressive, l’angoisse accompagne cette autofécondation. La visée d’échange, don au public d’un objet inconsciemment vécu comme le dévoilement d’un objet partiel anal ou phallique, demeure. Elle est « porteuse »pour l’auteur et pour l’œuvre.L’artiste attendra avec anxiété que l’objet créé soit, pour ce public, désirable et source de jouissance. Cette motivation lui est essentielle.

Autoengendrement et transgression

Pour donner naissance à des enfants intellectuels ou artistiques il faut s’arroger d’assumer le rôle reproductif des deux parents, être matrice fertile et pénis fertilisant. Aussi l’acte créatif est il souvent vécu comme un crime contre les parents, vol de leurs organes sexuels, de leur pouvoir de fécondité et de leur potentiel créatif. Maints artistes se sentent coupables d’avoir endommagé leurs parents ou les représentations internes de ces derniers. Par difficulté à s’arroger le droit au plaisir érotique ou narcissique hors la volonté maternelle, certains s’interdisent de prendre le moindre plaisir dans leurs créations artistiques fussent elles l’équivalent d’enfants , de fécès, ou de toute zone érogène ou production corporelle. Et à fortiori , il est plus culpabilisant encore d’exhiber leur produit au grand public. Créer c’est afficher son existence séparée et son identité personnelle, se différencier, perdre.

La transgression nous contamine au contact de l’art et M. Schneider relève chez Freud l’aveu que « le combat entre les pouvoirs de raisonnement et ceux de la création semble lié à la transgression », aveu dont l’auteur de la psychanalyse s’est lui même excusé.

« Réussir avec plaisir », admettre l’envie de créer et que cela puisse avoir de la valeur au yeux d’autrui , équivalent inconscient d’une érection , est difficile à vivre au niveau fantasmatique. Moins arrimée dans la satisfaction de la mise en jeu des pulsions que l’acte lui-même , elle expose à l’angoisse de castration, à la peur de la dépendance à autrui , à la perte d’autosuffisance, à la peur des conséquences de son acte dangereux ou à la culpabilité écrasante. De fait certains artistes vivent douloureusement leur consécration ou détruisent leurs œuvres au lieu de les exposer. L’autodestruction à l’œuvre au sein du processus créatif contribue à la fois à le fragmenter et à le structurer et est sujette par nature aux renversements paradoxaux. L’artiste a souvent recours au sein de ses mouvements psychiques à la projection externe sur le public qu’il vit comme pouvant le condamner ou l’absoudre de toutes ses transgressions fantasmées.Tout élément traumatique ou la résurgence d’émotions primitives peut menacer la créativité s’il perturbe l’un des éléments médiateurs entre créateur et monde externe mais il peut également en être , fécondité du paradoxe, la source renouvelée en éclairant différemment la problématique et en déplaçant la relation au médium dans une nouvelle expérience. Le médium, le matériau, fonctionne comme un paratonnerre, il ex-corpore, recueille et condense les projections fantasmatiques pour leur donner une forme représentable et partageable.

Lors de l’acte créatif , masculin et féminin fusionnent au sein du psychisme. Aussi tout événement somatique ou psychique menaçant l’équilibre des fantasmes bisexuels dans l’inconscient peut entraver le processus créatif traduisant la fragilité potentielle inhérente à ce dernier.

Le rapport au maternel de l’artiste s’illustre et s’agit dans le corps à corps indéchiffrable avec le matériau de son art, reflet de la fusion passionnelle avec l’objet primaire. L’existence dans l’art de la relation au public fantasmé lié à une imago paternelle et la visée d’échange , lui permet non pas d’effacer le maternel mais de s’en dégager dans un mouvement vers l’accès à l’inconnu et à la sublimation.Même si ce mouvement s’étaye sur une imago paternelle néo-créée et déplacée. Au sein de cette imago recréée existent des fragments de l’imago paternelle réelle susceptibles de lui redonner vie.

Résumé

Le rapport au maternel de l’artiste s’illustre et s’agit dans le rapport d’emprise qu’il établit avec le matériau de son art, reflet de la fusion passionnelle avec l’objet primaire. L’existence de la relation au public fantasmé et la visée d’échange , et son lien symbolique habituel à une imago paternelle offre à l’artiste la possibilité , certes contrainte, non pas d’effacer le maternel, mais de s’en dégager dans un mouvement vers l’accès à la sublimation.

Mots clés

Artiste et Maternel, médium créatif, autoengendrement, sublimation

Notes

1 - Chasseguet-Smirgel J. La hierarchie des actes créateurs, in Pour une psychanalyse de l’art et de la créativité, Payot, Paris, 1971
2 - McDougall J. Création et déviation sexuelle , in Plaidoyer pour une certaine anormalité, Gallimard, nrf, collection Connaissance de l’inconscient, Paris, 1978
3 - McDougall J. Sexualité et créativité, in Eros aux mille et un visages, Gallimard, nrf, collection Connaissance de l’insconscient, Paris, 1996
4 - Cavafy C. L’art ne ment il pas toujours ? Editions Fata Morgana, Paris, 1991

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