Destins du Féminin dans l’acte d’écrire.



Conférence d’introduction au Colloque Annuel des 40 ans de l’Association Psychanalytique de Buenos Aires sur le thème du Féminin, le 26/10/2018 , sous le parrainage de l’Ambassade De France à Buenos Aires: « Destins du Féminin dans l’acte d’écrire ». Discussion par Virginia Ungar, Présidente de l’Association de Psychanalyse Internationale, avec Marta Bergagna, Naly Durand, Juan Eduardo Tesone, traductrice Lucia Vogelgang

L'écriture - Psychanalyse et Art | Martine Estrade | Literary Garden

Martine Vautherin Estrade Membre titulaire de la Société Psychanalytique de Paris

Je remercie l’Association Psychanalytique de Buenos Aires et le Capsa pour m’avoir invitée . J’en suis émue. J’exprime ma gratitude à Juan Tesone de m’accompagner dans cette présentation.

L’écriture a à voir avec le féminin, dans les deux sexes par l’abandon de l’auteur au déroulement pulsionnel ouvrant sur l’intériorité où, comme le traduit René Char :« Les mots qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons d’eux ».

Les aspects génératifs de la génitalité, et d’une capacité bisexuelle sont mis en scène : « Je commence à écrire parce que je m’ennuie, quand à savoir si ce sera viable, je ne le sais pas encore » écrivait Freud à Anna[1]. Ainsi il s’identifiait tant au père à l’origine de la vie qu’à la mère prête à porter l’enfant sans savoir encore si la croissance ira à son terme.

L’acte d’écrire travaille son auteur au corps. Lors de l’écriture, se produit une ouverture du moi à la Pulsion et à de grandes quantités d’excitation, au-delà du principe de plaisir. Elles mettent en scène davantage le couple jouissance/ douleur que le couple plaisir/ déplaisir. L’écriture rejoint un travail du féminin et de la jouissance féminine où écrire c’est ex-corporer. J’émettrai l’hypothèse qu’en littérature, l’écriture de la passion amoureuse exprime un travail du féminin chez son auteur par identification à l’héroïne sous l’emprise pulsionnelle selon le mécanisme décrit par Freud de la création du héros littéraire[2].

Jacqueline Schaeffer[3] a fourni un apport considérable à la théorisation du féminin en décrivant le féminin érotique, lié par le masochisme érotique, révélé à la femme par la rencontre avec l’ « amant de jouissance », effracteur et nourricier. Ce féminin érotique est mis en scène dans l’écriture de la passion.

L’ouvrage d’Ilse Grubich-Simitis[4] « Freud , retour aux manuscrits anciens » décrit la réalité intime de la créativité de Freud à travers ses correspondances. Les lettres recèlent la description la plus dense que Freud ait offerte de son propre processus créatif, très ancré dans son corps.

Freud souligne :« j’ai besoin d’une part de malaise auquel je dois m’arracher », dénommant cette condition « misère moyenne », ce qui nourrirait également l’idée du couple jouissance/douleur dans l’écriture.

« J’étais pendant tout ce temps affligé et ma drogue était écrire-écrire-écrire. » écrit Freud à Ferenczi[5]. Dans l’addiction se révèle l’oralité. Au travers des correspondances, les œuvres vivent leur propre dynamisme évolutif. Freud s’y livre dans un état entre activité et passivité, se fiant au rythme obscur de déroulements préconscients et même inconscients,-puisqu’il énonçait : « je n’ai jamais su diriger mon travail intellectuel ». Le processus se déroule jusqu’à la phase finale, douloureuse, métaphore de l’accouchement. L’analogie avec la grossesse fonctionne pour l’écriture car l’écrivain y effectue un travail de prise de possession intime de lui-même qui passe par la perception d’un éprouvé corporel nouveau à travers les mots, sorte de nouvelle naissance de sa pensée. L’écrit est porté par un affect moteur. L’auteur est soumis à une passivité première qu’il ne domine pas. Cette écriture est aussi une écoute.[6]

Chez Freud, comme chez d’autres écrivains, les blessures précoces dans la relation à un objet primaire d’abord fiable, ce qui est une condition de la symbolisation et de la sublimation, ont induit une perméabilité du moi à la perception de l’inconscient et de la réalité extérieure au prix d’une fragilité psychique qui durera toute la vie et dont l’écriture serait une voie permanente d’auto-stabilisation. Méprisant les œuvres de commande, Freud préfèrait s’abandonner à ses rythmes intérieurs les plus personnels jusqu’à ce que le bonheur d’une pensée ou les contours d’une théorie se présentent[7]. Ce qu’on appelle aujourd’hui « serendipity »

Freud vivait une symbiose acharnée avec le texte en cours dont la finalité était de s’en détacher avec ses propres mots – « entièrement rêve », écrivit-il à Fliess lors de l’écriture de l’Interprétation des rêves-. Ou encore, à Ferenczi lors de celle de Totem et Tabou[8] : « J’étais à l’instant totalement toute-puissance, totalement un sauvage. C’est ainsi qu’il faut faire si l’on veut venir à bout de quelque chose ». L’investissement libidinal autant qu’agressif, le plaisir du jeu créatif et de l’exercice de la bisexualité psychique, la confrontation avec ses pensées livrées à sa lecture autocritique, amenaient Freud à en dérouler le processus jusqu’à quitter le texte abouti. « Mes pensées s’enfuient à présent », disait-il à Ferenczi à la fin de Totem et tabou.

La dépression suivait l’achèvement. L’activité d’écriture se situait dans un temps différent, en après-coup de l’écoute.

L’écriture transforme le processus qui l’a engendrée comme le précise Franca Munari[9] : « ce phénomène de l’inquiétant , sans cesse, se réalise dans la transformation en écriture, raison pour laquelle le résultat de cette transformation s’avère toujours simultanément connu et étranger, familier et autre. Comme si, dans l’écriture, l’on pouvait atteindre un niveau et une séquence de la pensée qui habitent une dimension parallèle. Le rythme de l’écriture, ce rythme qui se constitue uniquement avec l’écriture, assume une autonomie propre en dessinant, en mettant au jour un parcours qui affleure inopinément. ». Cette notion de rythme plaide également en faveur d’un travail du féminin avec des cycles , des rythmes , là où la pulsion est à poussée constante. Nous assistons ainsi, en écrivant, à une transformation de la pensée qui produit l’écriture. Notre pensée va au delà, découvre d’autres voies.

Freud montre qu’en créant un héros littéraire, l’auteur s’ identifie à ce héros lequel lui donnera la double satisfaction de l’illusion théâtrale : savoir que cela n’est qu’un jeu, et aussi que c’est un autre qui en souffrira[10]. Il peut ainsi déclamer la passion qu’il rêve de montrer aux autres « comme un rôle »[11].[12] , comme le développera Manonni.

Le créateur littéraire,[13] dans un espace analogue à celui de l’analyse, « écrirait son personnage de l’intérieur » et le soumettrait fictivement – et en mobilisant un jeu identificatoire – aux cheminements de son destin pulsionnel. Le travail d’élaboration attaché à cette construction provoquerait chez l’auteur un remaniement psychique (c’est l’écriture appliquée à l’analyse) dont les effets pourraient être perceptibles dans sa vie et dans son œuvre ultérieure.

Il m’a paru intéressant de faire fonctionner cette hypothèse à partir d’un auteur, Jean Racine illustrant la passion amoureuse. La passion ouvre son auteur sur le féminin car le mal d’amour est un objet intérieur précieux, excitant et douloureux , et le lamento féminin se fait jouissance et retrouve le lien avec le masochisme érotique féminin[14].[15] En transformant le texte original d’Euripide, Racine crée une héroïne, Phèdre[16], et se confronte de façon symbiotique, à une imago féminine pulsionnelle que la passion conduira au suicide. Cette identification, travail en lui du féminin, a pu contribuer ainsi à libérer de la passion son existence et ses écrits et est visible si l’on compare les héroïnes Phèdre et Athalie.

La passion de Phèdre est physique. Elle jaillit au premier regard :

« Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;

Un trouble s’éleva sur mon âme éperdue ;

Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler

Je sentis tout mon corps et transir et brûler

Je reconnus Vénus et ses feux redoutables. »

Phèdre est une femme vouée, par la colère de Vénus, Pulsion sexuelle destructrice, à aimer dans la honte et la haine de sa propre passion. La modification du rapport au féminin de Racine sera frappante dans la tragédie ultérieure, d’Athalie[17], où l’héroIne, loin de l’être de passion qu’est Phèdre, est une femme phallique guerrière et toute-puissante et s’ouvre à la suite d’un songe à la féminité, dépassant le roc du refus du féminin,

« Ce n’est plus cette reine, éclairée, intrépide,

Élevée au-dessus de son sexe timide.

La peur d’un vain remords trouble cette grande âme

Elle flotte, elle hésite, en un mot elle est femme. »

Le masochisme érotique vécu par identification à l’héroïne Phèdre préside à un féminin qui se libère , chez Athalie, du phallique, du visible et de l’extérieur. Il permet d’ouvrir la symbolisation à un intérieur et d’élaborer le féminin de Racine.

Les muses, les aperçues, les correspondantes au service de l’écriture masculine et de l’ouverture au féminin d’auteurs hommes.

La femme qui se refuse et provoque sa propre surestimation, la muse ou la figure nostalgique, se trouve à l’origine de tous les processus sublimatoires et particulièrement de l’écriture masculine. Les Muses , déesses de la mythologies antiques qui présidaient aux arts libéraux ne se déclinent qu’au féminin, Leur rôle est d’être inspiratrices d’un poète ou d’un musicien. Interlocutrices fictives nées de l’écriture, êtres intermédiaires errantes entre les vivants et les morts, leur mise en scène peut ouvrir la perspective et créer un remaniement interne. Cependant il s’agit d’un travail psychique moins élaboré au niveau déploiement identificatoire, que celui de la « création du héros littéraire » au sens freudien.

La muse de « La Nuit d’octobre » renvoie à Musset trahi par Georges Sand , « la femme à l’œil sombre qui, d’amour et de colère, lui fit perdre la raison » , la fécondité paradoxale de sa souffrance, de ce masochisme érotique du côté du féminin, , qu’elle l’invite à respecter ,

« N’outrage pas ce jour lorsque tu parles d’elle

Si tu veux être aimé respecte ton amour. »

Et, plus loin :

« Et ces plaisirs légers qui font aimer la vie

Si tu n’avais pleuré quel cas en ferais-tu ? »

On peut rapprocher des muses les « aperçues », comme les dénomme Georges Didi Huberman , Ces femmes, vivantes, mais à une distance infranchissable surgissent puis disparaissent, provoquant le déploiement de la création litttéraire d’un auteur , parfois sur toute une vie, forme d’épiphanie idyllique du Féminin héritée d’une tradition romantique. Ainsi en est-il de la Béatrice de Dante qui avait 9 ans lorsque le poéte l’aperçut, de la Laure de Pétrarque, de la Gradiva de Jensen et de Freud, ou de la passante de Baudelaire.

Didi-Huberman[18] , dans son dernier livre « Aperçues » décrit ce phénomène « tu passais , je t’ai aperçue… ton image, je ne la « possède » donc pas . mais elle demeure en moi, c’est elle plutôt qui me « possède « désormais. Elle est devenue comme un fossile en mouvement qui rythme mes travaux et mes jours »

Le « fossile en mouvement » nous introduit au fait qu’écrire, au sein d’une relation comporte une dimension de meurtre d’âme. Le personnage vivant est figé dans l’écriture. Dire et écrire sont des gestes différents et ils n’ont pas les mêmes conséquences. Le langage parlé, les souvenirs incarnent l’être que l’on évoque, rappellent l’émotion. L’écriture, elle, nomme l’affect et en atténue la charge érotique jusqu’à souvent la perdre. Il convient de nous demander ce que deviendront nos mouvements contre-transférentiels ultérieurs dans une analyse en cours lorsque nous écrivons sur nos patients ? La photographie, l’autoportrait ont été définis par Barthes[19] comme une microexpérience de la mort où le sujet se sent devenir objet, vit une expérience de la mort et devient spectre. L’analogie fonctionne avec l’écriture.

Une de mes patiente vécut une histoire amoureuse pendant plus d’un an avec un écrivain, idéalisé pour son activité créatrice. Il lui fit vivre une dérobade permanente pour se livrer corps et âme, en son absence, à l’écriture. Il la quitta du jour au lendemain, sans heurts, sans explication, ne la croisant plus qu’avec indifférence sur son lieu de travail, sans même de haine. Quelques mois plus tard elle découvrit le livre qu’il venait de publier. Elle s’y reconnut et plus grave, ne s’y reconnut pas. Elle fut anéantie. La dépression consécutive provoqua la demande d’analyse. Plus tard, lors de la reviviscence dans le transfert des affres de la relation à l’objet primaire, elle prit conscience des angoisses et des blessures narcissiques mises en jeu. Elle avait eu dans la petite enfance une mère endeuillée avec qui la relation se teintait d’oralité sadique. Il lui fallut beaucoup de temps et la mise en place d’une activité créatrice mobilisant ses pulsions sado-masochistes en retour pour désinvestir et surmonter la violence traumatique d’avoir été instrumentalisée, au profit de l’écriture ce qui avait été d’autant plus facile qu’il s’agissait d’une patiente anorexique dont le sentiment d’exister était précaire.

Hélène Cixous[20], dans son livre Manhattan (2001), inspira ma réflexion sur cette histoire clinique :

« Ce n’est pas que “je ne l’aimais plus” c’est que je n’avais jamais aimé qu’une ombre de livre vêtue d’un corps de jeune homme et, le livre revenu à son origine, il avait disparu entre les volumes. »

La force du lien prégénital sadique oral qui fait de l’autre un objet partiel, instrument de jouissance autoérotique, s’exprime ici, « crue ».

La littérature donne de nombreux exemples de correspondances poursuivies la vie durant par des auteurs se retrouvant dans l’écriture mais se fuyant dans la vie. Roland Barthes, dans Fragments d’un discours amoureux[21] définit l’impasse :

« Qui m’aime “pour moi-même” ne m’aime pas pour mon écriture (et j’en souffre). C’est sans doute qu’aimer deux signifiants dans le même corps, c’est trop ! Cela ne court pas les rues. Et si par exception cela se produit c’est la coïncidence, le Souverain Bien. »

Kafka représente bien ce type de personnage. Il écrivit à Felice durant cinq ans puis à Milena pendant trois années (F. Kafka, 1988) ; ces femmes fantasmées et forgées dans l’écriture étaient fuies dans la vie figée de Kafka. Édifier par les mots un rempart contre la vie et la présence, qu’il ne supportait pas, telle était la tâche assignée par cet auteur à sa correspondance. Il ne rencontra ces deux femmes que quelques jours à chaque fois. Les phrases et les mots que Kafka leur adressait visaient à retarder ces rendez-vous puis à faire comme s’ils n’avaient pas eu lieu, s’étaient très bien passés et n’avaient, de toute façon, aucune importance. Quand au contenu de la correspondance , il impressionne par la violence liée au refus du féminin : « l’amour : c’est que tu es le couteau avec lequel je fouille en moi » écrira t-il à Miléna dont on comprend alors, et qu’il n’ait pas tenu à s’en rapprocher physiquement et que cela ait pu rendre la position féminine de la correspondante compliquée et celle de l’écrivain assez terrifiante !

L’échange épistolaire risque alors de se révéler le moyen de mise en acte d’un lien indéchiffrable à l’objet primaire en une boucle narcissique vertigineuse.

Et puis un jour les femmes écrivent…

Lorsque les femmes s’autorisent à écrire , à représenter leurs scenari fantasmatiques dans l’espace transitionnel du champs littéraire , elles oscillent entre la rivalité phallique, le compromis bisexuel ou l’exaltation du féminin. Elles peinent parfois à maintenir les pôles déjà naturellement conflictuels du féminin, de la féminité, du maternel, de la réalisation artistique. C’est le plus souvent sous le signe de la transgression et à travers la passion amoureuse libératrice que s’ouvrira leur féminin. Qualifiée de littérature du manque et de l’excès, déployant une intuition charnelle et du concret, cette littérature dite « des sens » a été parfois méprisée à ce titre. Ne s’agit il pas là d’un refus du féminin ?

Les poétesses existaient déjà dans l’antiquité mais les écrivaines apparurent beaucoup plus tard , à partir du 17è siècle et surtout du 19 è siècle.

Je citerai quelques exemples de la littérature pour évoquer les initiatives littéraires féminines

Marie Bashkirtseff[22], une des premières diaristes, -mais également peintre et sculpteur reconnue dans sa courte vie ( elle mourut à 24 ans) , écrivit en 1884 à Guy de Maupassant[23] alors qu’elle se savait tuberculeuse et condamnée, elle mourra 6 mois plus tard en laissant son monumental Journal, rédigé pour survivre depuis ses 14 ans. Elle restera anonyme auprès du poète qui ne sut pas avec qui il correspondait.

Sa première lettre ne manque pas d’audace : « Maintenant écoutez-moi bien, je resterai toujours inconnue (pour tout de bon) et je ne veux même pas vous voir de loin, votre tête pourrait me déplaire, qui sait ? Je sais seulement que vous êtes jeune et que vous n’êtes pas marié, deux points essentiels même dans le bleu des nuages. Mais, je vous avertis que je suis charmante ; cette douce pensée vous encouragera à me répondre. »

Maupassant, intrigué, lui répondra pendant quelques temps puis ,se lassera de ne pouvoir la rencontrer.

Ne pouvant vivre et éprouver une passivité réceptrice féminine, Marie décrit sa souffrance dans son Journal : « Des deux moi qui cherchent à vivre, l’un dit à l’autre :- Mais, éprouve donc quelque chose, sapristi ! – et l’autre qui essaie de s’attendrir est toujours dominé par le premier, par le moi-spectateur qui est là en observation et absorbe l’autre.

Et ce sera toujours comme ça ? Et l’amour ? »

La correspondance avec Maupassant s’inscrivit dans un désir urgent mais qui avorta de connaître l’amour, d’être femme, avant de mourir.

Le roman d’analyse : Madame de Lafayette

La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette représente une description clinique encore inégalée de la passion vécue au féminin. Publié anonymement en 1678, le nom de l’auteur n’apparut que plus de cent ans après sa parution, signe de la transgression, Ce. roman d’analyse fondateur, inscrit à ce titre au programme du baccalauréat français, c’est à dire symbole de la culture officielle. a inspiré Balzac3 ou Cocteau 4. Il relate, dans un luxe de détails, les situations, les émotions , les pensées et désirs éprouvés dans un amour illégitime par une très jeune femme déjà mariée qui ne s’y livre que dans l’écriture.. Signe de sa puissance d’écriture , la critique méprisante d’un président de la République déclancha un véritable mouvement littéraire où les ventes atteignirent des sommets et où se vendirent en masse des badges et des objets affichant « je lis Princesse de Clèves » en manière d’opposition culturelle soulignant la valeur irremplaçable de ce travail du féminin écrit il y a quatre siècles.

Marguerite Duras

Marguerite Duras est un écrivain qui n’a cessé de témoigner sur sa vie, sur son écriture et sur le lien entre vie et écriture, Son écriture , qu’elle scrutait passionnément était, pour elle le moyen et le but des transformations psychiques qu’elle vivait.

L’ouvrage, Écrire (1993)[24] a été rédigé tard dans sa vie, Il témoigne, comme chez Freud mais avec une qualité et une intensité autre, de la symbiose avec le texte en cours d’écriture.

« Tout écrivait quand j’écrivais dans la maison. L’écriture était partout. Et quand je voyais des amis, parfois je les reconnaissais mal… Ça rend sauvage l’écriture

Ça va très loin l’écriture… jusqu’à en finir avec. C’est quelquefois intenable. Tout prend un sens tout à coup par rapport à l’écrit, c’est à devenir fou. Les gens qu’on connaît, on ne les connaît plus et ceux qu’on ne connaît pas, on croit les avoir attendus. C’était sans doute simplement que j’étais déjà, un peu plus que les autres gens, fatiguée de vivre. C’était un état de douleur sans souffrance. … Ce n’était pas triste, c’était désespéré…Écrire quand même malgré le désespoir. Non : avec le désespoir… »

A propos du ravissement de Lol V. Stein[25], elle précisera :

« Il y a une folie d’écrire, qui est en soi-même, une folie d’écrire furieuse mais ce n’est pas pour cela qu’on est dans la folie. Au contraire. L’écriture c’est l’inconnu. Avant d’écrire on ne sait rien de ce qu’on va écrire. Et en toute lucidité. C’est l’inconnu de soi, de sa tête, de son corps. »[26]

Comme l’écrit Jacqueline Schaeffer[27], « Le désir féminin est plus intériorisé, moins représentable, comme l’est son sexe. Une femme en réfère à son intériorité, même si elle ne lui est révélée que dans l’échange des regards et dans l’union des corps. La chair féminine et sa difficulté de symbolisation mènent à la question du masochisme..Le masochisme, « gardien du secret », selon Karl Abraham, participe à la mise en forme du dedans, de l’intériorité, du retour sur soi. Il est pour la cure un indispensable auxiliaire. Il préside à un féminin non réduit à la logique phallique. Le phallique investit le visible et l’extérieur, le masochisme investit l’intérieur, l’intériorisation. »

« Il y a une sorte de gloire du subissement chez la femme, écrit aussi Marguerite Duras, mais que beaucoup de femmes nient. C’est le règne du subissement. Je regrette que beaucoup de femmes ignorent tout de ça… Je crois que s’il n’y a pas ça, il y a une sexualité infirme chez les femmes, incomplète. C’est comme si on portait son propre moyen-âge, comme si on portait en soi sa barbarie première, intacte, qui était ensablée avec le temps, depuis des siècles »

Et le plaisir ?

« J’écrivais et le temps passait très agréablement pour moi. Pendant ce travail, j’ai redécouvert les vérités les plus banales.»écrit Freud à Lou Andreas Salomé[28] au sujet de Malaise dans la culture

L’écrivain, installé dans son environnement privé « favorable » (lieu, temps, objets, matériel..) « ose » quelque chose dont l’issue est incertaine, dans l’état tendu du « non-encore-pouvoir-formuler » une intuition ou un pressentiment. Il se livre à un vécu de dépendance, d’indifférenciation, de chaos, revisite et revivifie les traces de ses expériences les plus précoces avec l’objet, traumatiques comme satisfaisantes. Il s’en détache en une sorte de « combat libérateur ».( le terme est de Freud) ,au moyen de mouvements langagiers de plus en plus clairs et acquiert ainsi l’autonomie intellectuelle. Le processus de différenciation mis en marche, car désigner c’est se séparer, s’accompagne d’un plaisir de maîtrise, de joie détendue, d’amusement exquis, tous affects du jeu créatif .Il est alors possible d’écrire très vite après avoir vécu de longues attentes frustrantes. Le moment de plaisir est celui où les formes d’un texte nouveau se dégagent de la brume et du chaos où elles ont pris naissance en une forme d’accouchement de quelque chose qui, inscrit, ne sera plus jamais perdu.

Le plaisir , donc pas seulement masochiste est causé aussi par la création de forme et par l’illusion artistique, ce jeu qui permet d’y être sans y être vraiment.

L’écriture remplit une fonction indispensable à la poursuite du procès créatif : elle augmente d’abord l’intensité dans une symbiose charnelle et une exclusivité inouie pendant un phase longue, pour la réduire ensuite à l’issue du texte. Les capacités d’auto-critiques et de lecture de l’auteur peuvent alors s’exercer plus calmement sur l’œuvre. Sans doute est de pour cela que nous sommes , psychanalystes, amenés à écrire des situations difficiles ou irritantes avec lesquelles nous nous mettons en symbiose pour les élaborer et nous en séparer pour poursuivre et ouvrir l’analyse.

L’écriture ne nous est accessible que par les témoignages d’écrivain, Freud compris, car l’écrivain n’est pas , en tant que tel notre patient. Lorsqu’il est en analyse , l’écriture étant une activité secrète et solitaire, le lien à la production littéraire en cours ne s’inscrit pas explicitement dans l’analyse du processus transféro-contretransférentiel, seuls les affects associés, la douleur ou l’excitation, peuvent se transmettre, l’état d’écriture étant « intranquille ». Une fois l’œuvre achevée, le désinvestissement de l’ auteur la fera disparaître de la scène analytique sinon sous forme de dépression d’après-écriture et d’espérance et d’attente douloureuse d’une nouvelle écriture. Les psychanalystes lisent peu leurs patients et ne sont pas dans le même temps psychanalystes et écrivains/lecteurs car la situation transférentielle et le lien à l’écriture sont deux activités différentes.

Nous pouvons être notre propre cas clinique d’écrivain comme le fut Freud, lorsque nous écrivons la psychanalyse. Nous sommes alors confrontés à la difficulté de rendre dans l’écrit les paroles, la sensorialité, l’ambiance affective de la séance , sa musique , sa vocalisation, ses affects dont les souvenirs alors nous travaillent au corps au moment de l’écriture, laquelle constitue aussi une nouvelle forme de notre écoute. Rien ne peut cependant nous garantir qu’il n’existe pas une distance significative entre les mots écrits sur la feuille et ce que fut l’expérience réelle vécue au moment de la séances que nous nous attachons à transmettre. Pourtant les mots et le style refléteront les traces de l’ expérience clinique et cela aura à voir tant avec le talent du clinicien-écrivain à s’écouter dans ses mouvements pulsionnels internes qu’avec son style de son écriture, lequel style changera avec les thèmes abordés. La question de Nietzsche à la fin de Par delà le bien et le mal restera d’actualité, tant pour l’écrivain que pour l’analyste: « Qu’êtes vous devenues, une fois peintes et écrites, ô mes pensées ? »

Esthétiques, d’une clinique parfois remarquable marquée par le souci de la forme et du détail révélateur, les cas littéraires des écrivains affinent notre écoute clinique. Ils stimulent notre auto-analyse à travers nos identifications aux héros littéraires. Ils enrichissent notre clinique par les analogies qu’ils décrivent. A la façon dont Stendhal énonçait que le roman est « un miroir se promenant le long d’une route » l’écriture de la passion amoureuse nous réverbère notre rapport au féminin et à son « roc » et, nous pouvons, comme auteurs de nos lectures en être transformés dans notre bisexualité psychique. La lecture comme l’écriture se font voyage et ce voyage nous ne le maîtrisons pas. Livrés par notre passivité réceptrice, en creux par rapport à l’expérience pulsionnelle, c’est lui, ce voyage de l’écriture, ou parfois de la lecture qui nous « fait » et nous « défait ».

Aout 2018

 

[1] lettre du 20/4/1927

[2] Freud S. (1916), « Le créateur littéraire et la fantaisie », in L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985

[3] SCHAEFFER J. Le refus du féminin, Paris, Editions PUF, 2013

[4] Grubich-Simitis I., « Écrire, écrire, écrire », in Freud : retour aux manuscrits anciens, p. 93-105, Paris, PUF, 1997.

[5] lettre à Ferenczi du 2 janvier 1912

[6] GUITTARD MAURY M.F. l’écriture écoute , Revue Française de Psychanalyse. Vol 74/ 2, Edition PUF, Paris, 2010

[7] MAHONY P.J. Freud l’écrivain, Confluents psychanalytiques, collection dirigée par A de Mijolla, Edition Les Belles Lettres, Paris, 1990

[8] lettre du 30/12/1912 citée par Grubich-Simitis

[9] MUNARI Franca Processus d’écriture et processus psychanalytique dans l’écriture, Revue Française de Psychanalyse , Paris, PUF Editions, 2004/5 (pp 1773-1779)

[10] FREUD S. « Personnages Psychopathiques sur la scène » Traduction de G. Bouquerel. Revue française de psychanalyse, 1, Paris : PUF, 1980, p. 177-183.

[11] Manonni O., Un si vif étonnement. La honte, le rire, la mort, Paris, Seuil, 1988.

[13] Freud S. (1916), « Le créateur littéraire et la fantaisie », in L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985.

[14] SCHAEFFER J. « Le refus du Féminin » , Paris, Editions PUF, 2013

[16] Racine J. (1673), Phèdre, in Œuvres complètes, Théâtre et poésie, vol. 1, La Pléiade, Paris.

[17] Racine J. (1691), Athalie, in Œuvres complètes, Théâtre et poésie, vol. 1, La Pléiade, Paris

[18] DIDI HUBERMAN G. « Aperçues », Paris, Editions de Minuit, 2018

[19] BARTHES R. « La chambre claire » Paris, Editions Gallimard, 1980

[20] CIXOUX H. « Manhattan : lettres de la préhistoire », Paris, Editions Galilée, 2001

[21] BARTHES R. « Fragments d’un discours amoureux », Paris, Editions Le Seuil , 1977

[22] BASHKIRTSEFF M Journal 1877-1879, Paris, Editions L’Âge d’Homme, 1999

[23] BASHKIRTSEFF M et MAUPASSANT G. Marie Bashkirtseff et Guy de Maupassant, Correspondance, Éditions Actes Sud, 2001

[24]DURAS M , « Ecrire », Paris, Editions Gallimard, 1993

[25] DURAS M , « Le ravissement de Lol V. Stein », Paris, Editions Gallimard, 1964

[27] SCHAEFFER J. « Le risque de la perte. Angoisses et dépression au féminin ». conférence SPP du 17/3/2015

[28] lettre de Freud à Lou Andreas-Salomé du 28 juillet 1929


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