Honte, passion, écriture : du travestissement du traumatisme au remaniement topique



Texte écrit au décours du Congrès des psychanalystes des langue française des pays romans, Lyon 2002, thème Honte et culpabilité.

L'écriture - Psychanalyse et Art | Martine Estrade | Literary Garden

« To reveal art and conceal the artist
Is art’s aim. »
S. R. Aull

Dans l’exposé de son rapport, Claude Janin a souligné illustré d’une citation de Morel la problématique centrale de la honte dans la littérature et le processus d’écriture: « de quoi laverait –elle l’écriture ? Tout en elle, jusqu’au fard et au travestissement avoue encore. »

Cette dimension de souffrance traumatique à l’origine de l’écriture, valeur romantique et tragique qui prévaut dans la seconde moitié du vingtième siècle n’est cependant pas la seule où s’origine l’acte d’écrire dont il faut reconnaître la valeur d’autoérotisme.

Le processus d’écriture est pour chaque auteur, et peut être pour chaque moment de l’écriture personnel et la part réservée à la honte et au traumatisme y est variable quantitativement et qualitativement. On pourrait également suggérer l’hypothèse dans certains cas d’un remaniement topique analogue à celui qui se produit dans le processus analytique à travers la construction d’un héros. Je citerai trois exemples littéraires à valeur paradigmatique, issus de la clinique de la passion.

La clinique de la passion rencontre presque inéluctablement l’éprouvé de la honte. L’altération du jugement, l’hémorragie narcissique au profit de l’objet, la nudité et le dévoilement émotionnel de l’état passionnel sont à l’origine d’une souffrance traumatique.

Le processus d’écriture, par le déplacement de perspective qu’il crée, réintroduit la temporalité et les capacités de jugement de son auteur. Ces capacités, altérées par le mouvement passionnel, sont restaurées par le travail de critique littéraire de l’auteur inévitablement attaché à la création de son propre texte. La honte éprouvée, exprimée non à la première personne mais par le héros du texte, est alors reconnue, utilisée comme un ferment dans l’écriture. Elle devient le point d’origine d’un remaniement psychique autorisé par la prise en considération de blessures narcissiques jusqu’alors indicibles et inconscientes.

Je développerai autour de ce sujet trois exemples issus de la poésie, de la tragédie et de la littérature épistolaire.

Il est intéressant d’observer que, dans ces textes fortement marqués par la honte, le héros littéraire est constamment associé à un double (muse, suivante ou correspondante) et que c’est à ce dernier qu’est dévolue la tâche de désigner, de nommer l’éprouvé, de présenter au héros le miroir dans lequel il pourra le reconnaître. En réalité, il ne s’agit pas réellement d’un double mais d’un tiers avec lequel existe une relation d’emprise.

Il faut noter le Surmoi qui émerge en filigrane porté par cette relation de sujétion, dans les réponses de la muse au poète, dans celles d’Oenone à Phèdre, dans l’objectivation et la fonction d’observation critique littéraire de la correspondante. Ces héros semblent indifférents à l’évocation de leur mort tandis qu’ils sont hypersensibles à l’humiliation.

La construction du héros littéraire viserait-elle ainsi à pallier les défaillances de l’organisation surmoïque et à provoquer ainsi un remaniement topique chez « l’auteur » - terme dont A Beetschen dans son rapport a souligné également l’ambiguïté de la dénomination -.

La honte ne saurait-elle, y compris dans la fiction, exister, s’éprouver et s’énoncer sans partage et sans recours à la complémentarité narcissique, sans appel à la parole du tiers , ces deux notions dont André Green à souligné l’importance clinique ? Témoignerait-elle, là aussi, de la force de lien et d’échange social que soulignait C. Janin ?

André Green nous a rappelé à ce congrès que « toutes les théorisations de la honte qui s’enferment dans la dualité ne peuvent être acceptées ». L’élaboration littéraire, à partir des trois cas que je citerai le confirme.


Le processus d’écriture et le cas particulier de la honte

Il faut peut être le relever : dire et écrire ne sont pas les mêmes gestes et n’ont pas les mêmes conséquences. Écrire se révèle souvent un refuge pour les paroles qui ne pourraient se dire et qui risqueraient de mettre en péril l’identification à autrui.

L’écriture fut, pour Freud, l’espace tant de son autoanalyse que de la communication analytique et de sa transmission. Ilse Grubich-Simitis, dans le chapitre « Écrire-écrire-écrire » de son livre Freud : retour aux manuscrits anciens, (Grubich-Simitis, 1997) souligne la symbiose intense et acharnée du fondateur de la psychanalyse avec le texte en cours de conception, seule possibilité pour lui de se détacher finalement, avec ses propres mots, du sujet de l’étude. Cet état paraît analogue à celui du transfert dans l’analyse, mais il contient aussi une proximité avec le vécu passionnel. « J’étais à l’instant totalement toute-puissance, totalement un sauvage. C’est ainsi qu’il faut faire si l’on veut venir à bout de quelque chose. », relatait-il à Ferenczi pendant l’écriture de Totem et tabou. Il faut se demander alors si c’est pour éviter l’éprouvé douloureux du sujet que Freud évoquera souvent, de façon détournée, le problème de la honte en orientant la perspective vers le lien avec l’action des forces refoulantes destinées à lutter contre le surgissement des Pulsions, avec le Surmoi et les instances idéales, incitant ses successeurs à considérer la honte comme le « compagnon voilé du narcissisme ».

Freud présente souvent la honte sous un éclairage latéral ; cette tendance pourrait-elle s’avérer une orientation intuitive vers un abord ultérieur, indirect et déplacé, de ce sentiment qui viserait à en contourner l’éprouvé et son risque de rupture identificatoire et de la communication à autrui, comportant également un danger transférentiel pour l’analyse ?

Selon Freud, la honte est provoquée par une absence de contrôle du désir et par le transfert, du domaine privé au domaine public, d’un élément de l’intimité qui devient ainsi exposé au jugement d’autrui. On pourrait évoquer, sur ce modèle, l’image de Pinocchio, dont le nez s’allonge sans qu’il le veuille, vestige de l’enfance indiscipliné et incontrôlable.

La honte est implicite, latérale, recouverte et masquée, en articulation avec l’autodérision dans L’Interprétation des rêves (Freud 1900) La négociation avec la honte consistera à en triompher par un recours au comique – donc par déplacement – mais sans la nommer, et Freud lui substituera l’ambition, qu’il baptisera « formation réactionnelle », qui offre plus de garanties pour préserver l’identification à autrui et le lien objectal.

Ceci est particulièrement éloquent dans le souvenir de l’humiliation infligée par son père, que Freud rend responsable de son identification ultérieure à Hannibal, exemple qui lui est personnel de création d’un héros face à l’éprouvé de honte. Le mot « honte » n’est jamais prononcé dans le chapitre relatant ce souvenir, et l’évocation d’Hannibal est une substitution métaphorique qui donne une prise au lecteur pour l’identification par le biais de son propre narcissisme infantile. Néanmoins dans le choix d’Hannibal, la composante Surmoïque est présente puisque ce dernier dut, en dépit de son ambition, s’arrêter aux portes de Rome. On retrouve ainsi chez Freud l’introduction surmoïque dans le choix identificatoire d’un héros qui ne put accomplir totalement son désir et dut s’infliger un interdit comme l’a relevé Bernard Chervet.

Dans « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques » (Freud,1911), Freud précise la position originale de l’artiste :

    « À l’origine, l’artiste est un homme qui, ne pouvant s’accommoder du renoncement à la satisfaction pulsionnelle qu’exige d’abord la réalité, se détourne de celle-ci et laisse libre cours à ses désirs érotiques et ambitieux. Mais il trouve la voie qui ramène de ce monde du fantasme vers la réalité : grâce à ses dons particuliers, il donne forme à ses fantasmes pour en faire des réalités d’une nouvelle sorte qui ont cours auprès des hommes comme des images précieuses de la réalité… il devient réellement le héros, le roi, le créateur, le bien-aimé qu’il voulait devenir, sans avoir à passer par l’énorme détour qui consiste à transformer réellement le monde extérieur. »

Dans ce passage se profile l’idée que la solution artistique serait une issue tant pour exprimer la passion de son auteur, ses fantasmes et ses désirs érotiques et ambitieux, que pour contourner la honte qu’elle rencontrerait si elle se réalisait, et même pour en faire un objet d’échange social valorisé.

L’artiste se comporterait d’une certaine manière comme un éreutophobe qui, persuadé qu’on va le surprendre et le démasquer, que tout le monde pourra voir ce qu’il ignore de lui-même – ce qu’il ne saurait supporter –, colorerait de rouge une représentation latérale afin d’attirer sur elle l’investissement d’autrui et un échange avec lui accessible à sa maîtrise et source de communication d’éprouvés induits et partagés. Cette rencontre s’inscrit sous le signe de l’emprise, mais va bien au-delà grâce à la métaphorisation et la construction identificatoire qui peut être à l’origine d’un remaniement topique.

L’écriture dans la clinique des passions

L’intime ne saurait se transmettre qu’à des interlocuteurs fiables et avec lesquels existe une relation privilégiée. Il n’est ni une sublimation, ni une source de valorisation sociale. Il échoue à restaurer le lien social du fait de la contagiosité sociale de la honte et du risque de « désidentification » (Manonni 1988) qu’elle fait courir.

En créant un héros littéraire, l’auteur peut créer une identification à ce héros, qui bénéficiera d’une économie du côté des peurs et des dangers que le héros véritable encourrait dans le rôle qui lui est attribué et qui donnera la double satisfaction de l’illusion théâtrale : savoir que cela n’est qu’un jeu, et aussi que c’est un autre qui en souffrira. Il peut ainsi déclamer, sinon sa passion, du moins celle qu’il rêve de montrer aux autres « comme un rôle ».

Le fait de « tenir un rôle » préserve l’identification à autrui dans les situations où elle serait menacée. Lorsqu’un personnage ne constitue pas un héros auquel un lecteur ou un spectateur accepterait de s’identifier, il redevient souvent possible de s’identifier à un personnage chez qui la personnalité serait un « rôle ». Comme le souligne O. Manonni, « Le héros est un idéal, le personnage est un des multiples rôles du moi. » (Manonni, 1988)

L’écriture peut, en se déployant dans un espace non pas identique, mais analogue à celui de l’analyse, donner une illustration d’un déplacement de perspective où le créateur, selon l’heureuse expression de Freud, « écrirait son personnage de l’intérieur » et le soumettrait fictivement – et en mobilisant un jeu identificatoire – aux cheminements douloureux de son destin pulsionnel, voire à l’évolution funeste de celui-ci. Le travail d’élaboration attaché à cette construction provoquerait chez l’auteur un remaniement psychique (écriture appliquée à l’analyse, en quelque sorte) dont les effets pourraient être perceptibles dans sa vie et dans son œuvre ultérieure.

Une telle position est contestable et contestée ; il m’a néanmoins paru intéressant de faire fonctionner à la manière d’un paradigme cette hypothèse à partir d’exemples littéraires illustrant la passion amoureuse.

La poésie de Musset : mise en acte du désir de la complémentarité narcissique

La honte tue, et le langage populaire le sait : on dit « mourir de honte ». Pour les poètes et les tragédiens, elle est souvent considérée comme un châtiment pire que la mort. C’est la honte, meurtre symbolique, que tente de renvoyer sur la femme infidèle Alfred de Musset, qui maudit Georges Sand dans « La Nuit d’octobre » (Musset, réedition 1976). Alors qu’il a honte de s’être trouvé dans la position d’être trahi, il brandit comme une arme fatale, à la façon d’un bouclier de Persée, la honte éprouvée :

    « Honte à toi qui la première M’a appris la trahison Et d’horreur et de colère M’as fait perdre la raison ! Honte à toi, femme à l’œil sombre. »

Dans ce poème à deux voix, le poète dialogue avec la muse. C’est elle qui reçoit la honte sans l’éprouver et le ramène à la raison et à la vie en soulignant la fécondité paradoxale de sa souffrance, qu’elle l’invite à respecter :

    « N’outrage pas ce jour lorsque tu parles d’elle Si tu veux être aimé respecte ton amour. »

Et, plus loin :

    « Et ces plaisirs légers qui font aimer la vie Si tu n’avais pleuré quel cas en ferais-tu ? »

La muse, interlocuteur fictif né de l’écriture, intime et privé, double narcissique positif et tiers compréhensif surmoïque à la fois, est apte à recueillir les blessures du poète, à les entendre et à les restituer sous un autre éclairage (sans éprouver ni renvoyer la honte), à restaurer son narcissisme blessé et à le dégager de la haine pour lui permettre d’autres amours. Chez le poète, en modifiant la perspective de lecture de la blessure narcissique, elle aurait pu ouvrir sur un remaniement interne.

Mais l’élaboration psychique, ici, ne parvient pas à la « création du héros », véritable travail identificatoire ; elle se contente de lui procurer un double narcissique consolateur, de répondre au désir de « complémentarité narcissique » . La destinée passionnelle de Musset ne connaîtra aucune trêve jusqu’à sa mort, à 47 ans, détruit par l’alcoolisme.

Deux auteurs, Racine avec le personnage de Phèdre en 1677 (Racine 1677, réedition 2000) et Choderlos de Laclos avec Valmont (Choderlos de Laclos réedition2OO1), semblent, l’un dans une tragédie, l’autre dans un registre épistolaire, avoir créé un héros et l’avoir soumis à un destin aboutissant, avec le dévoilement de la passion, à la limite ultime et tragique de celle-ci, le suicide, sur le mode même de son engagement passionnel, sans déplacement. Cette issue, qui n’autorise pas l’écart métaphorique, témoigne de l’impossibilité – liée à l’emprise passionnelle – d’élaboration psychique. Le suicide est physique chez Phèdre et épistolaire chez Valmont.

Il est permis de supposer que l’écriture de leurs œuvres passionnelles respectives n’a pas laissé ces deux auteurs indemnes… d’élaboration psychique et qu’elle a contribué, même si d’autres événements inconnus de leurs vies ont pu être déterminants, à orienter différemment leurs existences et leurs œuvres, en dehors de la trajectoire passionnelle où elle avait pu s’inscrire précédemment. Leurs écrits ultérieurs, leur biographie, s’ils n’affirment pas formellement cette hypothèse, ne la contredisent pas non plus. Ils illustreraient alors l’assertion de Pascal Quignard : « Chaque héros invente la cruauté qui le guérit. »

Phèdre tragédie de la passion, pulsion sexuelle au maximum de sa déliaison

La passion de Phèdre est physique. Elle jaillit au premier regard, véritable coup de foudre :

    « Je le vis, je rougis, je palis à sa vue ; Un trouble s’éleva sur mon âme éperdue ; Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler Je sentis tout mon corps et transir et brûler Je reconnus Vénus et ses feux redoutables. »

On ne saurait décrire avec plus d’éloquence la manifestation de la Pulsion sexuelle, emprise incontrôlable et dénuée de raison, asservissement, torture. Elle est une force destructrice et ravageuse, pulsion sexuelle au maximum mortel de sa déliaison que, devant sa violence, Phèdre ne pourra taire. La contagiosité de l’affect propre au dispositif théatral est permise par le travestissement poétique et mélodique, qui d’un objet de sidération fait un objet esthétique source de plaisir.

Phèdre est une femme vouée, par la colère de la divinité (« C’est Vénus toute entière à sa proie attachée »), à aimer malgré elle dans la honte et la haine de sa propre passion. Elle s’en juge coupable jusqu’au suicide. Mais ce dont elle est coupable, en réalité, c’est de dire sa passion, et non d’aimer en secret. La honte lui est renvoyée alors par sa suivante Œnone.

Phèdre est une tragédie de la parole et de la honte.

    « … je n’ai que trop parlé. Mes fureurs au dehors ont osé se répandre J’ai dit ce que jamais on ne devait entendre. »

Le suicide sera comme la passion de Phèdre : physique (elle s’empoisonne). Il est son seul moyen de se dégager de l’emprise de son propre regard, la honte existant seulement à ses yeux.

    « Et la mort à mes yeux dérobant la clarté, Rend au jour qu’ils souillaient toute sa clarté. »

Racine utilise le texte d’un autre auteur, Euripide, où la distance et l’Antiquité sont les formes de l’espace et du temps, le cadre. Mais il modifie l’intrigue et crée une nouvelle mise en scène, disposant les éléments d’origine autour de deux personnages : Thésée, pour la marche des événements, et Phèdre, qui, seule, détermine l’action psychologique, réduite à ses mouvements psychiques et émotionnels et détachée de l’action.

Dans cette perspective, il s’approprie et transforme le texte et donne sa corporéité même à l’œuvre d’un autre. Phèdre est devenue le personnage de Racine témoignant d’un mouvement psychique « analogue » à celui d’un analysant en prise avec le mouvement psychique que la cure analytique permet d’exprimer et d’inscrire dans un processus séparateur.

Racine s’approprie Phèdre et, ainsi, se heurte à une imago féminine pulsionnelle. Il se confronte alors de façon symbiotique au féminin pulsionnel inconnu en lui-même ; c’est ce rapport modifié au féminin qui sera frappant dans l’écrit même, ultérieur, d’Athalie.

Après Phèdre, Racine, qui est alors un dramaturge en pleine gloire, renoncera à sa carrière pour se consacrer à la vie spirituelle et se rapprochera des jansénistes. Il mettra fin à son existence passionnelle et se mariera avec Catherine de Roman et, dont il aura sept enfants. Il n’écrira plus que deux tragédies de commande, Esther et Athalie.

Phèdre renvoie l’image d’un Ça inconscient, dépravé et criminel, proie des caprices de la divinité donc de la Pulsion ; Athalie, femme phallique guerrière et toute-puissante, est bien loin de l’être de Passion et de Pulsion qu’incarne Phèdre. Elle échappe, au cours de la tragédie, à un modèle phallique qui ne laisserait aucune place au vivant et s’ouvre, à la suite d’un songe, à la féminité en face d’un enfant, le petit Joas, gardien du temple et des lois. Dans Athalie c’est l’enfant , véritable « nourrisson savant » (Bokanowski, 2OO1 ) qui, sous l’emprise d’un Surmoi cruel provoque empathie et vacillement identificatoire chez la reine:

    « Ce n’est plus cette reine, éclairée, intrépide, Élevée au-dessus de son sexe timide. La peur d’un vain remords trouble cette grande âme Elle flotte, elle hésite, en un mot elle est femme. »

Laclos : l’écriture de la passion dans le registre d’emprise de la correspondance.

L’écriture, à l’origine de lectures sous différentes perspectives dans la théorie de l’énonciation, où tout destinataire d’une lettre s’avère en être le Coauteur, « déprend » et introduit un écart inconciliable avec l’emprise perverse. La lecture des textes écrits dévoile les logiques inconscientes de leurs auteurs, elle leur rend l’humanité que la fascination tendrait à leur ôter. Ainsi en est-il des Liaisons dangereuses.

Chez Laclos, Valmont, le séducteur, et Mme de Merteuil, sa complice et correspondante, se livrent à un échange de sexualité et d’écriture où le plaisir est d’écriture plus que de sexualité et semble ne pouvoir être atteint qu’au prix du mépris d’un autre, victime désignée, et de sa réduction jubilatoire au rang d’objet.

Le déni de la castration est une illusion que l’écriture met à mal par les effets de commentaires réciproques sur les textes, commentaires rendus possibles par les clivages dont ces écrits sont traversés ainsi que le souligne P. Bayard (P. Bayard 1993). Le conflit d’emprise s’exerce par une attention aiguë au texte de l’autre, fonction de critique littéraire où la lecture – et donc l’interprétation, le dire – produit la catastrophe finale

Valmont est aveugle sur lui-même, pris dans une double dénégation, fasciné par l’élue, Mme de Tourvel, et par les égarements qu’elle manifeste envers lui – probablement par le biais de l’identification à ce qu’il ne peut ressentir tout en en étant l’objet. Sa correspondante lui décrira avec finesse comment l’emprise qu’il croit exercer n’est que l’autre face de sa propre attirance : il est en effet lui-même épris, donc « pris » par celle qu’il croit dominer !

    « Oui, vicomte, vous aimiez beaucoup Mme de Tourvel, et même vous l’aimez encore ; vous l’aimez comme un fou : mais parce que je m’amusais à vous faire honte, vous l’avez bravement sacrifiée. Vous en auriez sacrifié mille, plutôt que de souffrir une plaisanterie. » (Choderlos de Laclos, réedition2OO1)

La honte qu’éprouvera Valmont devant le dénuement de sa passion le tuera en tant que sujet de l’énonciation. Il se contentera, cédant à l’emprise de sa correspondante, de réexpédier une lettre de rupture dont il n’a pas rédigé le texte. Il s’anéantit alors sur le mode de son engagement passionnel et disparaît en tant que sujet d’écriture. Il n’est même plus auteur de la lettre de rupture.

Laclos, ses biographes l’attesteront, n’est pas Valmont et sera, après son mariage, un homme amoureux d’une seule femme jusqu’à sa mort. Il fera également preuve de droiture et de loyauté dans sa vie quotidienne et professionnelle. Il ne réitérera pas non plus le jeu d’écriture des Liaisons.

L’écriture peut permettre à son auteur de restaurer, par des effets de réverbération et de diffraction, des perspectives de lectures de son texte. Le phénomène de « dédoublement littéraire », -terme que m’a suggéré Michel Neyraut-, est central dans le mouvement élaboratif de l’écriture. La disponibilité métaphorique et la révélation de contenus inconscients se déroberaient à la mise en sens à cause d’une proximité avec la honte qui rendrait le dire impossible. La création d’un héros est une modalité fréquente et l’une des plus élaborées du processus d’écriture; elle n’est pas sans analogie avec la situation analytique ainsi que le soulignait Freud lui-même dans « Le créateur littéraire et la fantaisie » (Freud 1916). Le héros permet d’exprimer sans honte ce qui ne saurait être dit à la première personne.

La littérature est cicatricielle : elle célèbre la plaie, redit la lésion et cache dans un mouvement de révélation ce qui est déchirant, Hélène Cixous l’énonce avec poésie (H. Cixous , 2001). Si cette dimension de travestissement et la temporalité qui lui est associée étaient absentes (le déplacement, qui est transformation, ne saurait se faire dans l’immédiateté), la littérature deviendrait témoignage, non plus processus ; elle n’appartiendrait plus au domaine de la sublimation, mais à celui de l’intime. Elle risquerait alors d’exposer les blessures narcissiques, de raviver la honte et la culpabilité qu’elle était censée effacer et de pousser son auteur à l’autodestruction. (Rosenblum, 2OOO)

Un écrivain comme Queneau nous fournit un autre exemple d’écriture de l’aventure analytique, mais, alors qu’il écrit habituellement en prose, il a recours à la mise en vers poétique dans Chêne et chien (Queneau , 1969) et n’expose son histoire qu’à travers ce travail sur le style. La versification est également un procédé permettant l’expression et la figuration théâtrale de contenus psychiques. Je l’avais montré dans un travail intitulé « l’insoutenable oralité de l’être » à partir de deux traductions françaises de Penthésilée (Kleist, 1954) et (Kleist, 1998) et du travail de Christian David sur la pièce (C. David, 1977). Seule la version en vers de la tragédie (Kleist 1998) a pu jusqu’à aujourd’hui être représentée sur scène.

La communication anonyme avec autrui peut s’instaurer sur le travestissement, pas directement sur la blessure. La solution artistique contourne l’éprouvé émotionnel de la honte et le piège de la contagiosité sociale de celle-ci en déplaçant la perspective sur des objets à l’origine d’échanges sociaux et en restaurant les liens et l’identification à l’autre.

Il est des mots qu’on ne dit pas, ceux-là même qui rencontreraient l’éprouvé de la honte. Ou bien peut-être ne pourraient-ils se dire qu’à travers un tiers imaginaire, qui serait le double et ne serait pas lui. On pourrait comparer la création d’un héros littéraire à un travail analogue à celui du rêve, qui répartirait l’émotion éprouvée sur différents rôles. Le héros littéraire lui-même ne saurait se passer d’un double qui lui révélerait ou lui ferait éprouver la honte qui est la sienne.

Face à l’emprise tragique de la honte, l’écriture pourrait parfois permettre de résoudre en partie l’impossibilité de rejoindre l’autre dans la distance qui en sépare.

Certains écrivains reconnaissent la honte ou la souffrance comme fervent de leur écriture, la part de celle-ci est variable selon les auteurs. Ce rapport au processus d’écriture est pour chaque auteur très personnel et inscrit dans son histoire Jean Genêt n’est pas sans évoquer « l’ombre de l’abject » dans ces propos : « je hasarde une explication : écrire c’est le dernier recours quand on a trahi ».Pour Marguerite Duras, moins idéaliste, l’écriture n’est pas la solution miracle vis à vis du: traumatisme « écrire, ça ne sauve de rien. Ca apprend à écrire, c’est tout ». Cette réflexion ouvrirait un débat sur la fonction thérapeutique de la sublimation.

La mise en scène littéraire peut transposer sur un plan esthétique la souffrance traumatique qui, énoncée directement, rencontrerait l’éprouvé de la honte et qui, en l’agrippant à une destinée héroïque, en permet l’élaboration. Au-delà du plaisir du lecteur, le processus à l’œuvre chez l’auteur, dans le travail élaboratif de la solution artistique en général et dans l’écriture en particulier, demeure, sur le plan analytique cryptique, ambigu, condensée et polysémique faute, évidemment, de situation transférentielle explicite Elle permet cependant de suggérer des hypothèses notamment celle d’un remaniement topique et d’une édification rempart aux défaillances surmoïques, à l’origine d’une modification en profondeur de l’identification.

À certains moments de la situation analytique, le fait d’apprécier, d’échanger avec plaisir sur la créativité qui sépare la honte (Scham) du semblant (Schein) qui la camoufle peut être un préliminaire à la reconnaissance de vécus émotionnels au voisinage de la honte, à la rencontre et au partage d’affects avec l’autre.

Surgie en « après-coup d’un défi et d’une défaite », -heureuse expression d’André Green,- indice d’une réorganisation post-passivation et post-détresse selon Jean luc Donnet (Donnet 1993) le surgissement de la honte, signe en lui-même d’un remaniement topique trouve dans la littérature et à la condition du travestissement esthétique et du déplacement métaphorique, une possibilité d’accueil dont l’importance des exemples littéraires cités dans ce congrès nous donne un reflet.

Bibliographie

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