On doit se mettre à aimer pour ne pas tomber malade



Texte adressé à la revue on line de L’IPA pour le numéro à thème sur l’amour et la haine dans la pratique analytique, non publié.

L'écriture - Psychanalyse et Art | Martine Estrade | Literary Garden

« Pour ne pas » .
La tournure, à la façon du « je préfère ne pas » du Bartleby de Melville introduit une ouverture paradoxale dans la description freudienne de l’amour sous le signe du rabaissement et de l’aliénation de la dépendance amoureuse.Sans nul doute effrayé, après et avant d’autres, par les exigences de rétribution amoureuses de ses patientes hystériques dont les réminiscences quittent l’ ancrage du passé pour s’actualiser violemment dans l’arène du transfert, l’amour se fait causalité sauvage où l’objet, à l’origine d’une métamorphose de soi est dans cette formule reconnu vital.
A parcourir les écrits analytiques on constate que l’occurrence du mot amour, en dehors de la relation mère-enfant y est très faible et affiche souvent des colorations tragiques : passionnel, dépendant, sous le signe de l’absence sinon de la cruauté, héritier des traumatismes, de la séduction, de l’inceste. Passion y rime avec pulsion pour le pire plus que pour le meilleur Certes l’écriture reflète la souffrance rencontrée dans la pratique clinique et réactualisée dans le transfert et l’amour heureux n’a peut être pas lieu d’y être inscrit pourtant , il n’est pas inintéressant d’interroger les blessures narcissiques banales et habituelles qu’inflige l’amour aux actants de la scène analytique.

L’analysant qui décide d’entreprendre une analyse ne s’attend pas à ce mouvement émotionnel absurde que l’on appelle le transfert, ni à la réactualisation d’expériences traumatiques infantiles sur laquelle plane la honte de l’enfant sexuellement immature face à des adultes accomplis. L’asymétrie de relation et la non réciprocité de la dépendance est à l’origine d’une blessure d’amour propre inhérente au cadre de la cure que M. Coppel désignait sous le titre « le grotesque du transfert et à l’origine de vengeance fantasmatique parfois travesties sous le couvert de l’idéalisation et de ses avatars, une des figures socialisées de la haine dans le transfert. Il y a en effet la crainte que le dévoilement de sa haine fantasmatique fasse perdre au patient l’amour de son psychanalyste dont il a un besoin vital.

L’analyste est certes touché par cette haine fantasmatique que lui porte le patient et éprouve une certaine culpabilité, par exemple lors des séparations qu’il décide d’imposer à ses patients pour ses propres convenances, mais cette culpabilité peut être élaborée, elle n’affecte pas son discernement. Il est en revanche fécond de se demander si l’amour qui surgit dans l’analyse ne blesse pas davantage l’analyste par l’atteinte de l’intellect, qu’il lui inflige, par la difficulté à faire la part d’un amour ancien et de ce qui sera nommé amour de transfert , passion dont le thérapeute serait à son corps défendant, également responsable et pouvant susciter en lui , au delà, et en dépit, de la reconnaissance de sa fonction dans la cure , horreur et terreur. Passion à laquelle il peut inconsciemment répondre et vécue alors comme une menace sur son identité d’analyste.

Tout au long de l’œuvre de Freud, l’irruption de l’amour dans la scène analytique est présentée comme perturbant le travail de l’analyse, le patient, jusqu’alors docile se refuse à associer. Amour, moteur du transfert, promu par Freud dans Malaise dans la culture pour sa puissance mais également principal obstacle à la cure.

Amour à l’origine de l’empathie et de l’identification à l’analysant dans la pratique analytique mais amour menaçant l’identité même de l’analyste par l’atteinte à son discernement sous l’effet de la chimère transférentielle. Les valences négatives et positives puissantes mobilisées chez l’analysant et chez l’analyste expliquent peut être la réserve à l’évocation de la « créature indésirable » ainsi surgie dans la scène du transfert, condition de celui-ci et résistance à son effet, projetant la pensée hors d’une logique binaire, interdisant un partage de territoire entre normal et pathologique, autrement dit dégageant analyste et analysant d’un processus sous le signe de la maitrise intellectuelle pour les transporter dans un hors-champs fécond sous le signe de l’inquiétante étrangeté et de l’insolite.

L’amour est pourtant une nécessité vitale à laquelle nul ne saurait échapper écrit Freud dans le narcissisme : « un solide égoïsme préserve de la maladie , mais à la fin , on doit se mettre à aimer pour ne pas tomber malade, et on doit tomber malade lorsqu’on ne peut aimer, par suite de frustrations » Phrase qui dans un autre contexte de réalité que l’analyse serait surprenante par ce qu’elle comporte de déni du plaisir d’être amoureux, et jusque dans l’illusion que procure l’amour. Certes il s’agissait d’un texte sur le narcissisme et non sur l’amour, et, peut être Freud laisse t-il le mystère de l’amour à élaborer aux écrivains et aux poètes dont il s’est tant inspiré. Aborder les avatars du fonctionnement technique de l’amour au sein de l’analyse sans en dévoiler les attraits et le plaisir traduirait peut être, au delà de la réaction défensive manifeste de l’inventeur de la psychanalyse, une forme d’idéalisation de l’amour incitant à laisser à la poésie ses droits.

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