L’amour est-il enfant du virtuel ?



Conférence prononcée le 9 mai 2009 au colloque organisé par L’Institut d’Etudes de la Famille et de la Sexualité et le Centre Interdisciplinaire de Recherche sur les Familles et les Sexualités de l’Université de Louvain la Neuve, Belgique, colloque intitulé amours virtuelles conjugalité et internet, les 8 et 9 mai 2009.

L'écriture - Psychanalyse et Art | Martine Estrade | Literary Garden

Au sein d’un colloque consacré aux amours virtuelles, mon exposé portera sur le concept d’amour virtuel? Un parcours à partir de la notion de partage d’intime et d’imaginaire, et de relation artistique à l’autre, reliant les correspondances manuscrites d’antan aux blogs d’internet en passant par la clinique interrogera l’existence ou non d’une nouvelle forme clinique de la relation amoureuse.

Qu’est-ce donc que le virtuel dont soudain l’on parle tant


L’amour virtuel est la constitution d’une relation affective qui est préférée à ce que serait la réalité, ce que Christian David conceptualisa dans l’état amoureux sous le nom de perversion affective. La relation virtuelle est construite sur des signes, en l’absence de l’objet , ce n’est pas du rêve, c’est du réel agissant mais ce sont des interactions sans présence réelle. C’est du réel désincarné, du vécu sans chair, sans odeurs, sans hormones. Le virtuel véhicule la présence de l’absence. C’est autre chose que l’ordre de l’image, pour laquelle persiste un lien fort à la sensation et à la perception. Le virtuel n’est pas relié directement à la sensation, donc au corps de l’autre, contrairement au registre de l’imaginaire.

A noter qu’ils existe pour la catégorie de l ‘imaginaire des choix scientifiques et affectifs profonds , le registre de l’imaginaire renvoie souvent depuis Lacan à l’attachement à une pensée concrète qui ne ferait pas suffisamment référence à ce qui est le plus « humain », le symbolique. Le virtuel à l’inverse fonctionne sur des signes , mais sans le corps ni la sensorialité. Il pourrait rejoindre dans cette perspective davantage le symbolique.On peut remettre en question en partie cette croyance au primat absolu du symbolique pour rétablir la place de la sensorialité et de la perception.

Le virtuel n’est pas apparu avec la cybernétique, les outils n’ont fait qu’accentuer quelque chose qui était déjà là. Dès que l’on est en rapport avec des signes , on est dans le virtuel, avant même l’informatique. Cependant celle ci lui a offert un essor considérable, la facilité des mails promettant des relations multiples avec des objets dématérialisés et désexualisés , la resexualisation s’effectuant à travers le langage et les passages à l’acte, souvent sidérants qui émaillent ces histoires ont créé de nouvelles formes symptomatiques. La desexualisation peut être stable dans la sublimation, échoue dans le virtuel et la virtualisation par dématérialisation impossible de deux êtres de chair en présence. Du fait de la décorporéisation le virtuel fait revivre les situations infantiles précoces de non réponse de l’objet primaire , et soumet tout à la fois à des fausses et à des vraies réponses, projectives, et indiscernables.

Amour virtuel ??


« Amour virtuel », il y a de quoi sursauter, tant l’association de l’amour , charnel par excellence, dans la vie comme dans la littérature, avec le virtuel paraît paradoxale et contre-nature.

Si l’ on songe à la célèbre réplique de Phèdre :
« je le vis , je rougis je palis à sa vue,
mes yeux ne voyaient plus je ne pouvais parler,
je sentis tout mon corps et transir et brûler »

on est d’emblée projeté dans l’ambiance , toute de palpitations, chaleurs , humeurs et séismes biologiques et physiologiques , de la relation amoureuse et de son contexte qui n’a rien de désincarné quand bien même elle n’afficherait pas l’excès de la passion.

C’était déjà le cas, pour l’amour divin, dans les écrits des mystiques et je vous renvoie à Thérèse d’Avila et à ses écrits autobiographiques ou à Jean de la Croix pour persister à affirmer que l’amour, depuis la nuit des temps, est à corps et à cris , même et surtout, peut être, lorsqu’il s’exprime par les voies de l’imaginaire comme l’écriture ou la correspondance.

Qu’est ce alors donc que cette entité que nous dénommons aujourd’hui l’amour virtuel qui semble aujourd’hui nous amener à définir de nouveaux concepts dans notre clinique , à greffer, avec plus ou moins de bonheur nos anciens concepts sur une « clinique » souvent déconcertante et énigmatique ?

Pascal nous donne une orientation : « l’esprit croit naturellement et la volonté aime naturellement ; de sorte que, faute de vrais objets , il faut qu’ils s’attachent aux faux » . Il nous permet de nous interroger face à l’offre massive que procure internet de « faux objets » sur la forme et le coût psychique de l’amour ainsi investi et le problème du passage ou du retour à la réalité.

Partage d’intime et d’imaginaire, amour virtuel et amour artistique


Chacun de nous peut faire la découverte insolite que le partage d’intimité et d’imaginaire, l’investissement artistique sont investi d’affects qui parfois surprennent. Je vous en donne un exemple

Dans le courrier mail groupé de la société de psychanalyse à laquelle j’appartiens , je reçois le faire- part de décès suivant,

DECES

C’est avec émotion que nous vous annonçons le décès d’Ernst Freud, l’enfant au fort-da, petit-fils de Sigmund Freud.

je suis surprise de ressentir également une émotion. Ainsi cet « enfant à la bobine » que j’avais si souvent lu, que je m’étais représenté ,dont j’avais partagé les affres de la séparation et tenté, en miroir, mes propres expériences de maitrise de cette épreuve en résonance avec son jeu emblématique pour élaborer la perte, avec qui j’avais une familiarité sans le connaître n’était pas un simple enfant fictif , il avait grandi, comme moi, et était, vu l’époque de son décès et celle de l’écriture de Freud , devenu adulte, puis vieillard , sans que jamais sa vie et la mienne n’en viennent à se croiser. Durant un court moment j’imaginais la sienne en un mélange de plaisir et de frustration de tout un registre perceptif et sensible que je ne connaîtrais jamais . Quel effet cela lui avait il fait d’être l’enfant à la bobine ? qu’en était il de son lien à la rencontre amoureuse et à la séparation ? qu’avait été le devenir de sa relation au jeu , à la création , s’était elle maintenue dans sa trajectoire d’adulte? telles étaient mes questions vouées à rester irrémédiablement sans réponse et me laissant un parfum de légère amertume. Comme parfois, nous déçoit l’idée de tel ou tel auteur ou collègue que nous aurions aimé connaître , avec qui nous aurions aimé partager et qui était né avant , ou ailleurs, avait évolué dans un univers autre sans que jamais ait lieu la rencontre, les éléments perceptifs réels qui l’auraient nourrie et lui aurait donné une forme de plénitude.

Il s’agit là d’un lien d’investissement du processus de symbolisation lui-même, lien particulièrement favorisé dans l’analyse et dans l’étude, forme de relation virtuelle à l’autre.

Dans ce type d’exemple, la relation virtuelle à l’autre a pour objet d’investissement le cheminement artistique ou scientifique, les voies de la création, relation solitaire , qui parfois en fonction des aléas de la vie peut aboutir à une rencontre et à une perception partagée , là commence alors la possibilité de l’amour en tant que tel . Néanmoins la réaction affective, à l’annonce de la mort, séparation irréversible supprimant à jamais la possibilité d’une présence sensible semble souvent plus intense ou insolite, qu’on ne l’attendrait d’un objet inconnu non encore investi.

Avec l’investissement du processus (de symbolisation, de création, de l’amour ) se dessine l’embryon d’un mouvement qui sera contenu dans la relation virtuelle et qui rejoint ce qu’en décrit Missonnier. L’objet sublimatoire , l’œuvre, ailleurs l’amour de l’amour ou du processus amoureux en soi, - ce que Christian David décrivit avec la notion de perversion affective -, se substitue à l’objet génitalisé. L’art, l’œuvre, ou l’amour sont y source d’une idéalisation, il ne s’agit pas d’amour où s’il y a un lien entre la fascination et l’amour. La reconnaissance de l’altérité nécessite le dépassement de l’état de fascination.

La relation artistique


L'objet artistique, la sublimation, disponible à volonté peut remplacer l'objet de la génitalité, en dehors du jeu du désir, la demande, toujours présente et la rencontre liée à un contexte suffit. Un certain manque , une incomplétude s’exprime , comprendre quel avait été le cheminement , quel matériau , les données d’un choix, quelle inspiration, il ne s’agit pas alors d’une rencontre banale centrée sur la vie quotidienne mais d’une rencontre artistique. Pourtant le rapport à l'objet n’est pas prothétique car si l'objet artistique peut parfois suturer l'hémorragie d'objets libidinalisés, il est vivant, animé de son style qui traduit la relation à l’homme, il inspire « l’autre artiste », lui communique un souffle , il s’agit d’une forme de relation amoureuse mais l’autre , en tant qu’objet de désir est absent en dehors de son rapport à l’art, pulsion qu’il m’est pourtant difficile de dénommer « partielle », - elle met plutôt en jeu l’ensemble des pulsions partielles -, si elle n’est pas non plus « objet –tout » . Elle peut - pendant un temps qui est celui de s’imprégner de l’autre pour son propre cheminement -, susciter une passion de substitution à forme addictive. Cet autre n’existe pas en dehors de son art , il n’est pas connu, perçu , sensible et est tout à la fois présent comme sujet de son art et absent comme sujet de sa vie réelle, frontière proche avec la perversion, forme de contrat narcissique. A partir de cette situation l’amour réel est un aléas qui n’a rien d’obligatoire si amour virtuel il y a.

Les correspondances manuscrites


Certaines correspondances manuscrites sont l’expression ancienne d’une forme de l’amour virtuel, d’un amour en dehors de la réalité perçue, qui ne dissocie pas objet et processus d’écriture. Elles en traduisent l’exaltation, les avatars et impasses et en déploient la problématique.Toute relation, lorsqu’elle se vit « à distance », par l’intermédiaire de l’écrit, rencontre des difficultés inhérentes à la rencontre, à défaut d’une présence manifeste et incarnée de l’image du corps de l’autre. Les correspondances manuscrites n’échappent pas à cette problématique dont Roland Barthes a défini l’impasse :

Qui m’aime “pour moi-même” ne m’aime pas pour mon écriture (et j’en souffre). C’est sans doute qu’aimer deux signifiants dans le même corps, c’est trop ! Cela ne court pas les rues. Et si par exception cela se produit c’est la coïncidence, le Souverain Bien.

La littérature donne de nombreux exemples de correspondances poursuivies durant la totalité de leur existence par des auteurs se retrouvant dans l’écriture mais se fuyant dans la vie. Kafka représente bien ce type de personnage. Kafka écrivit à Felice durant cinq ans puis à Milena pendant trois années .Ces femmes fantasmées et forgées dans l’écriture étaient fuies dans la vie figée de Kafka. Édifier par les mots un rempart en forme d’abri contre la vraie vie et la présence, qu’il ne supportait pas, telle était la tâche assignée par cet auteur à sa correspondance. Il ne rencontra ces deux femmes que quelques jours à chaque fois. Les phrases et les mots que Kafka leur adressait visaient à retarder le plus longtemps possible ces rendez-vous puis à faire comme s’ils n’avaient pas eu lieu, s’étaient très bien passés et n’avaient, de toute façon, aucune importance.

La question de l’ambiguïté du langage, de sa force ou de sa faiblesse à exprimer sentiments et pensées des auteurs s’impose d’elle-même. L’imaginaire qui est convoqué chez l’un ou l’autre des correspondants est différent. L’imaginaire intrinsèque au langage lui-même, à travers les diverses figures de rhétorique, les métaphores, les paradoxes, offre équivoque et polysémie et matière à de nombreux malentendus. Cette problématique est commune aux différentes modalités de l’échange écrit.

L’écrivain, lecteur averti, joue de cette ambiguïté et sait que ce qu’il communique ne sera pas entièrement compris et que la part de l’autre, de qui lira son texte contiendra la projection de la vie psychique de ce dernier et lui échappera. Il s’adresse de ce fait généralement à un lecteur anonyme inconnu, fantasmé lecteur idéal. L’idéalisation est une constante dans la relation artistique et dans les correspondances.

Si j’ai effectué ce détour par la relation artistique, c’est parce qu’il ne semble pas possible d’occulter , de même que dans l’art , le média et le matériau, à savoir l’écriture qui forme le substrat principal des liaisons sur internet. La lecture des blogs recèle souvent une recherche sur l’écriture , sur la création. Comme il y a l’amour de l’amour, il y a l’amour de soi écrivant à un autre fantasmé aimé et donc en partie de son écriture.

La clinique


Il est très difficile de se représenter , sans perception, l’amour virtuel. Alors , où en trouver la perception clinique.

La première expression que je rencontrais à mon cabinet d’analyste fut ,il y a de nombreuses années, au tout début d’internet, une « non perception ». Dans la clinique des séances d’une de mes patientes, je devins « tiers-exclu » d’un scénario qu’elle vivait et dont elle ne parlait pas. Plutôt dépressive et tragique, elle semblait excitée, exaltée mais son discours, très déconnecté de sa vie quotidienne, et plus encore de ses rêves et rêveries, ne me « touchait plus » et me rendait perplexe : je ne comprenais pas. Au bout de plusieurs semaines, sur el point de perdre cet état, elle m’avoua qu’elle passait ses journées sur Internet où elle s’était créé un personnage : elle avait 17 ans et dialoguait avec des adolescents sur les acteurs ou chanteurs dont elle était fan, elle s’amusait à employer leur langage, leurs codes. Cette femme adulte avait des enfants adolescents qu’elle souffrait de voir grandir et 17 ans était l’âge qu’elle avait lorsque sa propre mère était décédée d’une maladie grave et son enfance avait été anéantie.Elle s’était retrouvée précipitée dans un monde adulte où il lui avait fallu survivre, faire des études, être raisonnable. Elle n’avait pas eu d’adolescence. Les échanges cybernétiques avaient induit une élation et une euphorie intenses, quasi maniaque, comme si elle allait rejouer sa vie. Elle avait également des capacités littéraires et une relation particulière à l’écriture. Le deuil de la mère s’esquissait dans l’analyse et cet investissement en avait été une fuite maniaque. La « rencontre » avec le jeu de rôle avait été en partie fortuite, elle avait répondu pour son fils à l’un des amis de celui-ci dans un espace de communication on-line. Bien qu’elle fût consciente de la dimension fictive, le jeu de rôle avait envahi, de façon clivée, la totalité de son temps libre et aspiré sa vie relationnelle et psychique. Elle qui avait fait des études supérieures ne travaillait plus ( elle avait eu un rapport professionnel à l’écriture) mais aimait beaucoup lire. Dans cette période elle ne lisait plus, ne voyait plus ses amis, était débordée par l’excitation de ce qu’elle prenait alors pour un jeu mais qui devint douloureux, frustrant, source de manque à ressentir et à communiquer. Elle n’en parla que lorsque son humeur devint dysphorique, voire dépressive ; les jeunes correspondants souhaitaient la rencontrer, aller à des concerts avec elle, et toute réalité était impossible. Le jeu cybernétique avait créé un espace clivé – pas réellement un délire, car elle le critiqua toujours et était consciente de la dimension de « comme si » –, mais il fut à l’origine d’une véritable toxicomanie à visée antidépressive d’un deuil qui ne s’était pas fait. Il n’était pas sans retentissement sur sa vie familiale, dont elle était alors psychiquement absente.

Chez ma patiente, le jeu clivé ne fut pas réellement délire mais toxicomanie, il répondait tout à la fois au deuil maternel et à l’investissement refoulé de l’écriture qu’elle s’autorisait ainsi à vivre en pensant n’être pas seule et, même si j’étais tiers exclu, j’étais présente pour elle. Pour d’autres , pas autant « avertis » de la corporéité des mots et de l’écriture et qui la découvrent ainsi de façon brutale via internet , le délire peut être proche.

Il est aujourd’hui possible d’appréhender concrétement les récits de ces « amours virtuels » sur internet. Pour Google : amour virtuel , 2 330 000 références. L’amour cybernétique se vit , s’exprime et se transmet et même , se traite par voie cybernétique ! Des dizaines de milliers de blogs ,de récits en témoignent et les forums fournissent une présence inconnue réconfortante aux douleurs qu’il fait éprouver voire deviennent parfois les lieux où s’inscrit , souvent sans commentaires, le fait qu’une relation virtuelle a « réussi » le difficile passage , c’est à dire, est sortie du virtuel ! pour donner à une rencontre heureuse en forme de conte de fée exemplaire.

Je vous livre quelques morceaux , directement extraits de blogs et forum , glanés en surfant. Je n’ai délibérément pas corrigé l’orthographe. Mails réconfortants, pédagogiques renvoyés à un internaute désespéré par sa rupture, construction de théories sur l’amour et la relation à l’autre dans le virtuel, réflexions critiques sur l’illusion. J’en ai apprécié l’authenticité et la force clinique, les accents poétiques d’une sensation de « matin du monde », traduction d’une quête d’amour qui , souvent élégante dans le désir de l’autre qu’elle exprime, peut virer à l’apocalypse et à l’anéantissement psychique.

« Une belle histoire d'amour a toujours une fin, qu'elle soit par le deccès, la rupture et bien d'autre encore...

L'amour virtuel est comme un ideal qu'on se forme chez l'individu qui nous plait... On l'imagine parfait en le modelant a notre désir et en cachant ce qu'il est vraiment... Un Amour Virtuel peut durer longtemps et plus il dur plus il tue...

celui qui peut devenir amoureux de vous s'il ne le fait pas devient destructeur, l'autre vous exalte ou vous annule en fonction de son ressenti

Tout commence sur un chat ou autres sites de rencontres... On parle avec des gens... Un certain contact nous plait, on garde contact et on commence a discuté, a s'attacher.

Pour les personnes (comme moi) qui s'attache rapidement c'est facile,

Ca devient presque comme un jeu, on se fait des promesses dont aucun des deux n'ai sur qu'elles seront fondé un jour...

Mais quand l'un s'attache et pas l'autre, la commence la chute vers le bas...

Les mots doux, je t'aime tu me manques... Sont assez courant. Certain peuvent dire comment peut on etre en manque de quelque chose que l'on a jamais vu ou même eu...

On s'accroche a cet idéal et pour rien au monde on veut le perdre, certain sont pres a tout plaquer pour suivre cet amour artificiel, cet appolon qu"on aime admirer avant de ce coucher et celui a qui on pense des notre lever...

Est ce facile de ne plus se mentir quand on est persuadé d'avoir trouvé cette perle rare...

L'amour virtuel est une devience de l'Amour et peut etre encore plus douloureux et destructeur... Le refus de voir les defaut de l'autre ne sont que le signe du mensonge »

On y perçoit d’emblée l’intensité , la tonalité idéalisée proche de la mystique, l’authenticité de l’état amoureux et du désespoir. L’amour virtuel qui s’exprime est réellement souvent un amour naissant en même temps qu’une démarche d’écriture il fait , comme l’écriture revivre tous les affres de la relation à un objet primaire absent.

Mais et il y a un mais

Certes, la cybernétique permet un échange techniquement facile


Mais si les courriers cybernétiques, offrent des facilités d’accès: automatisme, immédiateté, abolition des distances géographiques et coût direct modique ils se différencient profondément des correspondances classiques en y introduisant la dimension de l’économique et du quantitatif par la puissance d’évocation du mot décontexté et décorporéisé – et l’immédiateté du contact, qui abolit les distances spatiales et temporelles. Cette dimension économique, qui comporte un risque de dérive, fait toute la différence. L’usage du langage verbal y est particulier, la temporalité à la fois immédiate et déréelle, et le virtuel déstabilise, déshumanise.

Dans son roman Fake , Minghini raconte sa pratique de séducteur sur un site de rencontres internet et les modalités ludiques pour lui de l’instrumentalisation des partenaires devenus purs personnages objets de son désir ou de sa quête de satisfactions.L’auteur nous offre un témoignage clinique détaillé et distancié sur l’introduction répétée et compulsive et manipulatoire dans ce qu’il appelle « la forêt psychique de quelqu’un d’autre » :

« Nous habitons une page comme on habite une maison. Nous la décorons de mots et d’image. Ici s’éveillent et se reposent désormais nos sens et toutes nos pensées. Le corps, lui , n’a plus de domicile fixe …

La sensation d’être avec des gens : jaugé par les visites à ma fiche, effleuré par les « vibrations, apostrophé par les mails. Et en même temps isolé parmi ces ombres pulsantes et insaisissables emprisonnées dans un espace parallèle.

Le narrateur n’évite pas le désespoir :

« Et si chaque nouvelle rencontre n’était exactement que cela , un petit suicide ? Un acte irréfléchi d’abdication de soi ? …Je me manque chaque jour davantage. En renouvelant tous les mois par mode sécurisé mon abonnement, je m’obstine à signer un contrat avec mon absence….Ca pourrait continer des mois comme ça , des années même, l’ordinateur toujours allumé. Pour rentrer quelque part il faudrait ne plus avoir d’oreilles , ni d’yeux, briser l’écran. Retrouver enfin la rive, la vie. »

Le narrateur montrait avec une grande objectivité la jouissance et la frénésie de sa pratique et le plaisir de manipuler et d’utiliser ses correspondants comme les personnages d’un roman qu’il eut fait agir au gré de son écriture, il en fournit un témoignage précieux.

La cybernétique, par l’immédiateté du contact et l’utilisation du langage, comporte une dimension ludique ; elle permet la joute oratoire, la mise en acte du sens de la repartie verbale, les jeux sur les mots, l’associativité rapide des idées, le marivaudage. Dans une certaine mesure, comme le mot d’esprit, elle trouve ses fondements dans un mouvement régressif vers le jeu infantile et une plongée dans l’inconscient. Elle constitue ainsi un mode particulier de correspondance qui, lorsqu’il s’intensifie, est souvent emprunt d’excitation et d’exaltation thymique. Il semble même exister une « toxicomanie cybernétique », forme de lien addictif fictif qui comporte des caractéristiques particulières dont la dangerosité peut être sous-estimée par celui qui s’y adonne, voire inconsciente. Progressivement, la dépendance aux moyens qui mettent en contact avec l’autre efface – sans que la conscience en soit immédiate – l’autre, l’être humain impliqué dans l’échange. L’important devient l’ordinateur allumé. L’identification laisse place à la projection et à ses avatars dans le devenir de plus en plus virtuel de l’échange. Il existe un danger d’« instrumentaliser » l’autre dans un scénario fantasmatique, même non recherché consciemment et la dépendance se déplace de l’être aimé sur le média qui établit le contact avec lui de façon virtuelle. Le correspondant se trouve réduit à la représentation d’un personnage fantasmatique. C’est le « trouble du virtuel » où disparaît l’inconnu de l’autre en face, son altérité.Le virtuel permet à l’imaginaire de se déployer sans limites et chacun peut y transporter son bagage d’angoisses , chimères etc mais sans avoir à se confronter au réel, dans un enfermement où chacun définit l’usage qu’il en a en fonction de son engagement propre , il n’y a plus ni vérité ni mensonge, tout est vrai et faux à la fois..

L’abolition , même temporaire, de la perception et de la présence sensible peut générer un obstacle quasi- insurmontable à la rencontre


La facilité initiale de l’échange devient difficulté quasi initiatique que peu réussissent lorsqu’il s’agit de rendre vie à un autre que l’on n’a pas perçu ,que l’on a préféré « projeter » , qui ne s’est pas incarné.Le fantasme , patiemment construit, est préféré à la réalité inconnue. L’amour, de tous temps le lieu de l’illusion et de l’imaginaire il s’offre avec complaisance aux pseudos et aux avatars et rend possible de tomber amoureux d’une personne fictive, virtuelle, d’un mirage, ancien objet idéalisé de l’amour courtois. Dans un premier temps de la relation, sans doute chez tout le monde, car l’idéalisation de l’objet d’amour n’est pas réservé aux immatures ! En revanche, si l'investissement narcissique de l'objet est fixé dans des registres de satisfaction qui rendent le sujet dépendant de l'objet, la relation amoureuse sera à l'adolescence voire beaucoup plus tard de type addictif passionné, l'idéal en étant la fusion avec l'autre. Il ne s'agit pas de chercher en l'autre la différence, mais de combler avec l'autre la béance que creuse cette différence, complétude plus que complémentarité. Le virtuel permet de maintenir cette illusion aussi certains n’en sortent pas , passant d’une relation virtuelle à l’autre , d’un amour exalté d’allure mystique au désespoir anéantissant lors de sa perte sans pouvoir approcher et se confronter à l’altérité et l’inconnu de l’autre qui nécessiterait, de toutes façons, la perception réelle de ce dernier et sa présence sensible, pour passer de la notion de complétude à celle de complémentarité, d’un objet partiel à un objet total.

Freud s’il écrivait et correspondait avec passion ne renonça jamais à la place centrale de la perception et de la parole dans la rencontre réelle, et , après-coup, - pourrait-on dire à la lumière des échanges cybernétiques - , on comprend d’autant mieux sa prudence.

En effet, que de temps , d’énergie psychique, de malentendus pour déjouer les affres des projections réciproques obligatoires dans ce type d’échanges et source d’une violence de celui-ci, violence accrue par l’immédiateté du clic, violence dont pourront subsister des séquelles si la relation vient à jour et qu’il faudra rattraper .Parfois, une lettre identique, peut être, n’eût pas été postée , la perception préconsciente via l’identification à l’autre pouvant toujours surgir dans le trajet à la boite à lettre et le temps différé. L’immédiateté joue contre les ressources du préconscient. Comment ne pas oublier l’autre face à un clavier où s’inscrit le propre imaginaire de l’auteur toujours excitant pour lui, son intime, son rapport au processus d’écriture et de symbolisation ? Davantage que le lieu de l’écriture et de la transmission, la cybernétique est celui de l’effacement et de la perte, perte de soi comme de l’autre, royaume du négatif des sensations et de l’absence de synesthésies ..et de parole.. Le toucher peut être désiré mais n’est pas réalisable, or le toucher intègre et permet l’existence de la relation.

J.C. Lavie, dans son livre « l’amour est un crime parfait » publie sans commentaires une correspondance scientifique avec une collègue. Au fur et à mesure des mails et sous le joug des idéaux de chacun inscrits noir sur blanc et formulés avec verve, l’intensité de l’échange et sa violence s’accroissent jusqu’à aboutir à une rupture. Il est permis d’imaginer qu’autour d’un repas ou d’un café les deux épistoliers auraient pu donner une toute autre forme à leur rencontre, au départ prometteuse.

Il est fréquent qu’en clinique psychiatrique ou psychanalytique j’ai à entendre les conséquences , parfois graves, souvent surdimensionnées ,de mail ou sms malheureux , conflits professionnels ou amoureux, inscrits noir sur blanc et forwardés ça ou là. Le patients qui les évoquent semblent alors seulement réaliser après celles-ci qu’on ne règle pas ses histoires amoureuses ou professionnelles par mail, là où un contact voire même une dispute en présence eût pu avoir une évolution bien moins compromettante et autoriser l’oubli, la transformation des émotions à l’aide de la perception réelle venant au secours de la projection fantasmatique. Le mail s’inscrit , s’archive, n’est pas soumis au remaniement de la mémoire et de la relation , il est souvent conservé ou effacé en tout ou rien et resurgira parfois à un moment inopportun. Lorsque les relations intimes prennent un tour tout à la fois désincarné et juridique , elles deviennent , du fait des pulsions ambivalentes qu’elles contiennent naturellement, dangereuses.

Les rencontres réussies, car il en est , celles qui ont abouti à une relation amoureuse ou amicale véritable ont souvent su fuir rapidement le média cybernétique, les rencontres réelles y ont été rapidement organisées, la présence sensible y a repris ses droits . La rencontre de l’autre, son alchimie poly-sensorielle a pris place dans la vie de chacun des protagonistes , elle s’est construite dans un espace temps et un lieu précis, réel. On est, la philosophie nous l’enseigne, la personne d’un moment, non celle de l’immédiateté. La sensorialité, en dépit plus qu’ avec l‘intensité accrue de la phase de privation initiale de perception, a pu cependant ouvrir à un espace de plaisir et d’émotions partagées, à une véritable relation naissante.

Etre aimé , aimer, ressentir une émotion, c’est être « touché ». le terme en est le même. Comment alors imaginer un amour qui supprimerait le toucher , la présence sensible de l’autre aimé et quel en serait alors le prix à payer en déshumanisation , fermeture narcissique mortifère et meurtrière ?

Alors, n’y aurait il pas folie à imaginer qu’une relation humaine puisse exister en dehors d’un lieu, d’un temps, d’un contexte pour la construire et de deux partenaires incarnés et, qu’on puisse encore parler de relation humaine, d’amour à partir de ce qui n’est encore que l’investissement d’un processus , de symbolisation, d’écriture entre deux personnes et dérapera en guerre projective en l’absence de lieu, de temps , de présence pour se vivre ?

Si l’amour , domaine de l’illusion peut être dans une certaine mesure enfant du virtuel , il a besoin de naître à la perception et à la sensorialité pour se vivre.De même que la psychanalyse se devrait de rendre à la poésie ses droits , la clinique des amours virtuelles nous incitera peut être , paradoxalement, à rendre, à la réalité, à la sensorialité, au corps , au toucher de l’autre ou à ses substituts ( la mélodie de la voix, la mimique, l’odeur) leurs droits et leur place d’honneur au sein de la relation et aussi dans notre clinique, sa pratique et sa transmission, la détachant de ce qui serait pour elle une dérive perverse, le pur partage d’imaginaire, forme de toxicomanie mortifère.

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