L’écriture blanche : la bouche d’Emma



L’écriture blanche, procédé technique, supprime les mots porteurs de couleur et de charge affective pour en faire un récit impersonnel et objectif. Où l’on voit la bizarrerie et l’insolite d’un langage sans couleur donc sans affects. L’écriture blanche ou le parler blanc est la trace, dans le langage de l’éprouvé traumatique.

Poésie | Martine Estrade | Literary Garden

Le métro a déraillé cet après midi. J'étais dedans;

J'ai attendu la rame pendant 3 minutes cinq secondes. Devant moi il y avait un panneau publicitaire : "Pour 9,95 Euros, Emma est belle comme un bonbon" J'ai regardé Emma, elle ressemblait à la poupée mannequin qui est en vitrine chez un antiquaire de la rue Saint Paul. Sa bouche m'a paru intéressante. Etait-elle refaite ? Je n'arrivais pas à voir s'il y avait le contour d'injection de silicone où si elle était naturelle. J'ai résolu de me concentrer sur ce détail à la prochaine station puisque la rame arrivait, me dissimulant Emma. Sur la ligne neuf , à cette heure de la journée le temps entre les stations est de une minute-dix secondes en moyenne . Par conséquent celui passé à quai doit être d'environ de la même durée. Je descendais à Palais Royal, j'aurais donc trois minutes -trente seconde pour observer la bouche d'Emma en supposant que le métro veuille bien s'arrêter à chaque fois de telle sorte que je me trouve en face du panneau la représentant , ce qui n'était certain . il fallait donc être rapide et la guetter.

Dans le tunnel, j'ai regardé ma montre et le chronomètre que j'avais branché. On était à 45 secondes depuis le départ. A ce moment, il y a eu plusieurs bruits, simultanés, synchrones, difficiles à distinguer les uns des autres, à début et fin brusques de coup de tonnerre. Des bruits mats de chocs contre la pierre, des bruits de métal comme si l'on entrechoquait des casseroles gigantesques, des grincements de roue. Quelques centièmes de secondes après, il y a eu des cris. Des cris aigüs comme celui de Madame Martin la boulangère quand on lui a volé son sac à main rue des deux ponts la semaine dernière, des cris graves, des cris stridents comme ceux du cochon de Paoli qu'on tuait en Corse à Evisa à la Noël, des cris d'enfants, des cris de femmes, des cris d'hommes, toutes les sortes de cris. Ces cris n'étaient pas comme les bruits du choc initial. Ils s'étiraient, se déroulaient lancinants ou syncopaux, reprenaient sur le temps et le contretemps, mêlaient les tonalités, les rythmes et les scansions en une cacophonie qui ne semblait pas tendre à s'organiser. Chaque personne qui criait ressemblait à l'acteur d'une pièce tragique qui aurait perdu la mémoire du moment de son entrée en scène et déclamait sans souci du déroulement logique de la pièce. Je regardais à nouveau ma montre : cela faisait presque dix minutes. Si le métro avait roulé je serais arrivé à Concorde. Ces minutes me montraient l'ampleur de la perturbation. Je m'aperçus que j'étais à terre et pourquoi j'avais crié moi aussi. Mon genou était enflé et rouge. Il avait percuté la barre du siège lors du choc, au moment des bruits. Du sang coulait sur ma jambe et aussi sur ma bouche. Je ne l'ai pas vu tout de suite. C'est au goût salé sur la lèvre supérieure que je l'ai senti.

C'est à cause de cela que la petite fille, -elle devait avoir quatre ou cinq ans -, celle qui était assise en face de moi tout à l'heure, hurlait en me regardant. Sa mère tentait de lui cacher les yeux. Je n'ai pas voulu être inconvenant, j'ai trouvé un mouchoir dans ma poche et j'ai essuyé mon visage. Mais malheureusement, ça revenait. J'ai repéré la plaie, -sur le cuir chevelu près de la tempe-, et j'ai appuyé : le sang a cessé de couler sur ma bouche.

J'ai regardé mon genou. Il était devenu violet. Un hématome. D'autres couleurs suivraient : marron, vert, jaune. J'ai lu qu'on appelait ça les teintes de la biligénie. Je ne pouvais pas plier. Peut être qu'il y avait du sang dedans aussi, invisible celui -là. J'avais eu cela autrefois dans un accident de ski. Le médecin avait planté une aiguille dans la sphère bombée et le sang avait jailli. J'avais pu remarcher. En attendant je boiterais pour me déplacer. Boiter n'est pas très élégant mais comme dit l'Evangile, n'est pas un pêché.

J'ai arrêté la fonction chronomètre de ma montre. Heureusement elle n'était pas cassée. Quand les pompiers sont arrivés pour nous faire sortir, cela faisait plus de vingt minutes qu'on était là. on aurait du être arrivé à la station La Défense. Lorsqu'on est sorti par le tunnel il y avait Otant de monde sur le quai qu'à travers la foule, je n'ai même pas pu voir la bouche d'Emma.

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