La grand-mère du petit point



Que se passe t-il, dans l’avant événement d’une naissance ? Pour les ascendants, la fratrie, les proches, parfois même les quidams s’installe une « grossesse psychique en miroir »tant est puissante la générativité du processus créateur et notre envie de vivre en miroir ce processus fécond.

Textes en miroir | Martine Estrade | Literary Garden

Martine me dit : « Je pense à toi, sous ce nom, maintenant ; la grand-mère du petit point ! »

Samedi soir, avant le dîner, alors que je dispose des bûches dans la cheminée, Karim prend sa voix impérieuse :

« Venez vous asseoir avec nous ! »

Injonction étrange, alors que des mains écorchées ouvrent des huîtres, d’autres, débouchent les bouteilles ou placent les cuillères de service sur la table, alors que les fonds des casseroles risquent d’attacher.

Un instant, en équilibre, sur les accoudoirs des canapés, nous cherchons la cause de ce temps qui se fige.

Mon fils sort une enveloppe de sa poche et me la tend.

Je retire un bristol, ou plutôt un papier glacé de photographie. Au centre, dans un carré bleuté de travers : un lapin !

Non ! Une barre millimétrée surmontée d’un œil frangé. Curieuse carte postale ! Brusquement, en même temps que la mention « obstétrique », je perçois dans le coin supérieur du noir de l’œil, un petit point blanc.

Voilà ! Je viens de saisir. Gaëlle porte un enfant, ce petit point, qui ne mesure pas plus de trois millimètres !

« Enfin !
- Est-tu contente ? questionne mon fils.
- …
- En juillet, si tout va bien, tu seras la grand-mère de ce petit point ! »

Le repas se passe sans les discussions animées habituelles. Je me sens anéantie et curieusement « pleine ». Cette nuit-là, le sommeil fuit.

Après tant d’années, cette annonce, tant attendue, finit par éclater, tonitruante !

La mère du maïs frotte son corps avec la pierre du volcan et fait tomber sur le sol des lambeaux légers qui tournoient et se déposent sur la terre. Les Mayas espéraient la promesse de vie. Elle débute par la peau.

L’annonce faite à Marie ! L’ange, avec son air de jeune premier des films de Pasoloni, se penche vers la donzelle ignorante. Il prend bien soin de garder les mains jointes, pour éviter de lui tripoter les seins. À moins, qu’avec son regard en coin, il ne lorgne son petit frère qui sort de l’étuve, juste au même moment.

L’épouse d’Um-Napishti, le rescapé du premier déluge, prépare sept pains d’orge pour Gilgamesh, le roi-dieu d’Uruk, la ville aux murailles d’argile, venu quémander l’éternité. Le vieil homme indique au jeune désespéré comment se procurer la plante de vie au fond de la mer. La vie dans l’eau ! Hélas, après l’effort, le héros s’endort épuisé et se fait dérober son inestimable butin par un serpent !

Shiva vient de féconder Parvati. Événement paradoxal puisque Parvati, la moitié de Shiva, reste attachée à son flanc ! Une parèdre siamoise ! Dans la statuaire, la divinité, représentée avec un sein, une hanche ronde, d’un côté et un torse plat, un pénis et un testicule de l’autre, danse dans ses cheveux épars, au milieu de ses multiples bras déployés. Le féminin ne se détache pas du masculin si facilement chez les dieux de l’Inde. Pourtant Parvati écoute son fœtus qui gémit :

« Mère, laisse-moi sortir! Dans la grotte où je vis, la chaleur me suffoque. Des créatures me griffent et me mordent. Mes yeux ne voient aucune clarté et je peine à respirer. Je te supplie de m’aider à m’échapper de ce piège ! »

Le père de la nuit et sa fille, la femme des glaces montent dans un canoë de peau. Pour un moment, ils vont quitter le peuple inuit et partir à la chasse. Sur la mer, la fille, prise d’une subite démangeaison, commence à se gratter et fait tanguer l’embarcation. Le père, agacé, la pousse à l’eau. Des deux mains, elle parvient à s’accrocher au rebord de l’esquif. Il sort un couteau et tranche les doigts de la fille. Les doigts, tombés dans les vagues, deviennent des poissons et des phoques qui se transforment en premiers humains.

Dans les îles Loyauté, le pêcheur pose à la nuit, ses filets vides, sur le sable d’une crique, repérée depuis longtemps. La lune paraît. Au même moment, une femme sort des vagues et danse sur la plage, la tête renversée en arrière. Elle plonge de nouveau dans les flots. Chaque fois, les mêmes faits se reproduisent. Une nuit, à la fin de la danse, le pêcheur s’approche de la femme, l’immobilisme puis s’unit à elle. Elle brûle et le consume, réduisant ses chairs en cendres. Le lendemain, sur la plage, les quelques os calcinés deviennent des humains…poussières de lune et de soleil.

Les parents, la famille apprennent la bonne nouvelle et s’en réjouissent, partout dans le monde, les témoignages de contes, les récits et les livres en font foi. Mais qui évoque l’état du petit point. L’infime créature possède-t-elle immédiatement la conscience d’exister ? Se forge-t-elle tout de suite des armes pour survivre ? Doit-elle lutter, dans le monde utérin ? Souffre-t-elle ? Le petit point indien ne réagit pas comme le petit point allemand ou italien et surtout pas comme le petit point du Vatican !

Je me souviens d’un récit irlandais mythique où le petit point proposait à sa mère, assaillie par des bandits, de sortir de son ventre et de les occire. Curcculain, devenait ainsi le protecteur, le père et le suzerain maternel.

À partir de l’annonce, la perspective des jours à venir se met à changer. Penser son fils comme un géniteur, remet en question la relation. Il vient de faire un travail d’extraction, une œuvre de mineur de fond. Dans les veines des terres – les parents – il extrait l’indispensable substance pour faire venir à l’existence, ce qui ne va pas de soi, mais demande réflexion et même concentration. Son corps devenu adulte (ou pubère) à l’âge de quinze ans, il lui a fallu vingt-sept années et plusieurs femmes, pour se décider à engendrer.

Au moment de sa naissance, j’avais vingt-sept ans.

Quel aspect aura l’enfant qui n’existe que sous forme d’image pour moi, maintenant ? Les milliers de possibilités de ressemblance avec les ascendants maternels, paternels ou de mon côté, peuvent se conjuguer pour réaliser des figures faisant ressusciter le passé ou pour dévoiler une construction libérée de toutes les attaches des antécédents. Le petit point peut larguer les amarres et devenir un navire de haute mer.

Tout de même, pour le construire, du bois, du métal, de l’étoffe, des provisions, du savoir, de l’énergie, rassemblés, au gré des siècles, ont forgé sa nature. Dans cette mesure, le petit point ne jouit peut-être pas d’une liberté absolue. Il dépend de sa lignée. Grave question ! Celle de l’hérédité ! Les termes de l’ouvrage d’un ami de l’écrivain japonais Mishima me reviennent à l’esprit : Le sang maudit des Macnamura !

Le garçon, un type au naturel conciliant, ami des voisins de sa mère, quittait la nuit, la maison familiale, se rendait dans le quartier des plaisirs et tuait. Sa dose de sang versée, il rentrait fourbu, se recoucher, avec la démarche de l’ouvrier du port qui vient de décharger une cargaison.

L’intelligence, la douceur, la perversité, la cruauté peuvent-elles se glisser d’une génération à l’autre ?

Et les tares, les anomalies, les accidents ?

Je me surprends à penser comme une villageoise africaine. Il faut à tout prix préserver la porteuse de l’œuf. Gaëlle prend une place centrale dans le groupe. Désormais, d’elle dépendent un commencement ainsi qu’une succession.

Que signifie la naissance ? Ma descendance existe-t-elle déjà ou bien faudra-t-il attendre le passage à l’air libre ?

Ma descendance ! J’emploie ce mot pour la première fois.

Si je me sens déjà grand-mère ? La question reste embarrassante.

Le personnage de la grand-mère, souvent négatif, côtoie celui de la sorcière. Parfois magicienne, la grand-mère possède des pouvoirs et les utilise pour exercer un contrôle sur son peuple : la famille. Avec ses cheveux blancs, ses yeux pâles et sa « bouchette blêmie », elle effraie plus qu’elle ne rassure. Quelle perspective ! Ne tire-t-elle pas son importance du souvenir de la femme et de la mère qu’elle fut, et de la clôture des relations sexuelles. Dans son ventre sec, les secrets de vie s’empilent : feuillets d’un livre à l’écriture peut-être pas achevée !

Lorsque je prendrais soin du petit point, me transformerai-je en donneuse de caresses ou en ogresse. Tant de contes, tant de lectures sur la « mère dévorante » - souvent une grand-mère, presque toujours une femme ménopausée - révèlent des évidences que les parents s’efforcent de dissimuler. L’amour pour sa progéniture n’irait pas de soi ? Ne se constituerait-il pas au rythme de la construction des os du nouveau-né ? Le sentiment inné existe-t-il ? Toutes les sociétés cultivent l’intérêt de le laisser croire.

Si je ne peux réfréner une grande jubilation, j’évoque pourtant mes déesses-mères de l’Inde archaïque, les saptamatrika. Kali, Badhrakali, Baghavati, Durga offrent la monstrueuse image de buveuses de sang, d’ arpenteuses de champs de crémation, avec leur langue pendante et leurs colliers de têtes coupées. Elles restent aussi les protectrices des femmes enceintes et des nouveaux-nés. Ce paradoxe m’habite depuis la nouvelle de samedi.

Il faut que je m’efforce de ne pas effrayer mon petit point lorsque je lui raconterai des histoires. Aimera-t-il, autant que moi, les récits fous ? Les départs vers l’inconnu ?

Se délectera-t-il des couleurs ? Que subsistera des traits du visage de ses milliers d’ancêtres ? L’arc des sourcils, l’intonation de voix ou le geste d’une main, traversant plusieurs générations, s’imprimeront-ils dans son corps et caractériseront-ils sa façon d’exister, parmi les autres ?

Donner la vie ? De nouveau, un raccourci terminologique simplificateur, mais qui possède encore de beaux jours devant lui ! Ne vaudrait-il pas mieux dire « transmettre la vie » ?

Qu’en dis-tu Martine, mère des trois ?

Quel orgueil habite cette grand-mère (en herbe) qui ne veut pas disparaître dans le processus de germination ! Elle souhaite – l’imprudente - toujours jouer un rôle, alors que les lumières de son petit théâtre s’éteignent.

Sans doute tiendra-t-elle, quelque temps, un rang de figurante, mais elle peut toujours construire une nouvelle scène, pour le minuscule acteur qui commence à s’agiter en coulisse.

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