Tressages par Jacqueline Schaeffer



Plus profond nous pénétrons en nous, plus sûrement nous atteignons l'universel.
Quels sont donc les échanges au travers de cette mince surface qu'on appelle soi-même ?
Par quels fonds communiquent ces lacs de solitude ?
Pierre Schaeffer

Textes en miroir | Martine Estrade | Literary Garden

La chance m'a été donnée de partager la vie d'un homme d'exception, Pierre Schaeffer.
Sa vie professionnelle, je n'en ai vécu que les ricochets, les embruns, les retombées.
Comment faire surgir d'autres facettes du tellement connu et du resté tout autant énigmatique, la partie émergée de la glace d'un iceberg ou du feu d'un volcan ?
Voici, parmi tant d'autres, quelques "Je me souviens.." à la manière de Pérec. Ils seront le fil rouge d'un tressage à trois brins, ceux de la vie, de la pensée, de l'œuvre de Pierre...

Je me souviens…

Notre première rencontre, à l'aube des années 60, sur les gradins d'un théâtre.
Marie Bell interprète "Phèdre". Elle lui a demandé de sonoriser la pièce. Théramène entre en scène déclamant "Mais qu'est-ce que j'entends ?", dans un éclatement de musique concrète. Sidération des spectateurs.
Sa passion du théâtre. Sa passion de la recherche musicale. Sa passion de la rencontre amoureuse…

Je me souviens…

Le plaisir des voyages en train, les rêveries romantiques d'un couple dans les wagons-lits, les wagons-restaurants.
Pouvait-il oublier son premier article paru dans la presse : le bruit fracassant du déraillement d'un train broyé à Lagny ? Il sortait à peine de l'adolescence.
Echo répercuté dans la démarche expérimentale : l'enregistrement du cri déchirant des locomotives dans les gares ; dans la pensée : "A la recherche d'une musique concrète"; dans la création : l' "Etude aux chemins de fer", la "Chanson des gares" .
Comment ne pas relier trains et gares à la séparation, à la douleur, à la mort, à l'extermination ? A l'élaboration des traumatismes personnels par la quête de sens et la création, celle d'une œuvre et d'une nouvelle vie ? A sa conscience exacerbée des dangers que faisaient peser les hommes et leurs institutions sur l'humanité et la planète ? A son implacable nécessité de mettre à l'épreuve soi et les autres ? A son combat pour la réinsertion des amis revenus des camps nazis ?…

Une lecture à Beyrouth, devant un public de proches, avant les massacres au Liban,
celle d'une pièce de théâtre : "Les nécrocrates". Thème : la programmation sociale de la mort par une offre trompeuse de survie en cryoconservation. Le sérum bleu conserve, le sérum rouge tue les individus inutiles.
Un couple , prétendument retrouvé dans les glaces polaires, sort de 400 ans d'hibernation en récitant les "Paroles dégelées" de Rabelais, sous l'œil d'un présentateur de télévision bibendum …

Je me souviens ...

Le feu.
Une promenade à cheval en poncho dans les laves pétrifiées du volcan Paricutin, au Mexique. Un clocher d‘église encore fièrement dressé, captif dans la gangue noire et poreuse.
Autrefois, un paysan, un champ de maïs, le soc de la charrue arrache à la terre un volcan, il vivra le temps d'une vie humaine. Fascination.
"Le Gardien de volcan" évoque en filigrane sa rencontre fulgurante d'un homme d'exception , la quête spirituelle, l'explosion du feu de l'acte créateur.
"La musique et le pétrole" : la matière sonore enregistrée est assimilée à une énergie fossile extraite des entrailles de la terre…

La glace.
Une descente à ski chantée sur le rythme de l'ouverture du Tanhauser. Les randonnées et escalades.
L'inspiration au contact de la montagne, des glaciers.
Le gel des souvenirs douloureux : "Ouvrez mon cœur, vous y verrez tomber la neige !". Le dégel…

L'eau et la terre.
Les îles de vacances consenties à une jeune épouse, fille des îles : Ré, Belle-Ile, l'invitation à Patmos de l'ami poète Lorand Gaspar, la plongée sous-marine héroïque en Corse avec Henri-Louis de La Grange et Maurice Fleuret.
Lui, il n'aimait que la terre ferme, la marche, les maisons, les lieux des monastères, les arbres, les jardins de campagne. Artiste en bouquets, il ne résistait pas à la tentation de cueillir une rose. Le gardien du jardin du Palais Royal fermait les yeux…
Le "Jardin d'Eulmont" évoque l'enfant sur la terre natale de Lorraine…

Je me souviens…

Ses yeux embués à l'écoute de la "Chaconne" de Bach.
Evocation de la souffrance du père violoniste.
Les longues conversations avec d'autres pères d'adoption : Albert Richard, Hermann Scherchen.
Il inscrivait en exergue de toute sa recherche l'injonction paternelle : "Travaille ton instrument !". "L'instrument - il se cognait la tête du doigt - c'est ça ! .. La musique est faite pour être entendue".
La réponse du fils "prodige" à son père : "Les fils de Bach" à la radio , "Les grandes répétitions" filmées au Service de la Recherche, "La leçon de musique" télévisée …

Sa fascination pour la voix.
Il suffisait d'une seule syllabe entendue à la radio pour qu'il reconnaisse le locuteur.
L'attraction pour la voix des amis comédiens.
Amené tout jeune à réaliser les premiers enregistrements des chanteuses de l'Opéra de Paris. Initié à l'orée de la vie par la voix d'une mère chanteuse, adorée.
La création d'un art radiophonique, lors du stage de Beaune, avec Jacques Copeau : dans les caves viticoles, un studio pavé d'emballages de sublimes bouteilles. Un coffret : "Dix ans d'essais radiophoniques".
La voix de l'Erotica de la "Symphonie pour un homme seul", composée avec Pierre Henry. La voix de l'opéra radiophonique "La coquille à planètes" : opéra de minuit, rencontre d' Orphée et Eurydice .
Une émission sur la voix : celle de sourds-muets, discours illustres et autres. Au final, un cri craquant l'atmosphère, celui de la délivrance d'un nouveau-né : sa fille Justine, devenue chanteuse...

La voix de Pierre.
Une seule syllabe et tout l'homme était là.
Un bronchement d'origine invisible dans une pièce. Reconnaissance immédiate : il était là. Son grain, son timbre…
Les disciples et musiciens du monde entier composeront, avec la voix de Pierre en matériau sonore, les pierres d'un "Tombeau Schaeffer" façon Renaissance …

Le claquement des paumes pour tester l'acoustique de l'auditorium du Louvre, conçu par le beau-frère architecte japonais, sous la Pyramide en construction, casques de chantier sur la tête, avec les amis brésiliens Soares Brandao…

L'ascension de la Tour Eiffel, bonnets de ski sur la tête , pour faire chanter la géante à chaque dodelinement de sa tête.
Pierre vivait l'expérimental comme un jeu, espace de l'invention, et ne théorisait qu'ensuite.
"Ce qui est sérieux c'est de voyager sans bagages avec l'inspiration de l'enfance". "Le naturel est merveilleux. Le chercheur n'a pas d'autre chose à dire que : regardez donc ce que vous n'aperceviez pas de si étonnant"…

Je me souviens…

La cabale autour des Shadoks. La France divisée en deux. L'émission de Jacques Rouxel sauvée de justesse par l'épouse du Président de Gaulle : ces "abominables petites bêtes" (voix de Piéplu) amusaient leurs petits enfants. La gouaille de Jean Yanne, à califourchon sur un coq gaulois lisant le courrier des téléspectateurs à la télévision…

Dans l'avion de retour, au lendemain de son décès, un spectacle étrange, surréaliste : des dizaines de Schaeffer en gros plan, en pleine première page de "Libération" entre les mains des passagers . Titre : "Et les Shadoks pleuraient… "
Et dans un petit cimetière ensoleillé, niché dans le lieu où il aimait écrire, c'est un violon paternel jouant la Chaconne qui l'accompagnera dans sa mise en terre…

Le "Professeur Shadoko" c'était lui, polytechnicien, créateur d'institutions, artiste, contestataire humoriste des logiques de son époque : "j'ai toujours été sensible non pas à l'absurdité du monde, mais à l'usage absurde que les hommes faisaient du monde. Je trouve le monde sublime, y compris la mort, y compris tout ce que contient la nature"…

Je me souviens…

L'irritation d'un jour sans écriture, son oxygène, sa passion : "Pourquoi j'ai finalement choisi l'écriture", "J'écrirais même dans une sacristie".
"Les excuses de l'anthropophage", remords d'avoir écrit sur le déraillement d'un train, sur la mort d'un camarade en montagne : "Clotaire Nicole", premier roman, numéro un du Seuil. Premiers écrits suivis d'échanges : avec François Mauriac, puis avec Paul Claudel.
Son pari d'écrire une nouvelle par jour : "Excusez-moi je meurs". Une pièce : "Tamar, bru de Juda, Farce sacrée d'après la Bible"…

Les conversations animées avec les amis des lettres et de la scène : René de Obaldia, Silvia Monfort, Albert Richard, Lorand Gaspar, François Billetdoux, Aimé Michel, Claude Roy, Peter Brook, Jacques Baratier, Jean-François Noël, André Clavé, Jean-Claude Bringuier, Pierre Belfond, et bien d'autres.
Les séances de travail souvent houleuses avec son amie Sophie Brunet, impitoyable relectrice des écrits majeurs : le "Traité des objets musicaux", les "Machines à communiquer"…

Sa passion de comprendre. Les échanges multidisciplinaires.
Cours de linguistique , stages de mécanique quantique entre deux pistes de ski, visites de grottes préhistoriques : "Faber et sapiens, qualifié par son préfacier Yves Coppens de "brillante extravagance". Contributions à des revues de psychanalyse : "Du cadre au cœur du sujet" dédicacé : "à Jacqueline… ce petit travail d'homme d'intérieur". Intérêt pour la Rome antique : "Ils sont fous ces romains !" , voyage dans le temps d'une équipe de télévision devant filmer en direct des épisodes de l'époque néronienne, tenue par un serment officiel et des accords internationaux interdisant toute "intervention dans l'Histoire"…

Une conférence, à l'invitation des publicitaires. "Je ne refuse jamais une expérience de communication", disait-il.
Appelé à s'exprimer devant un océan de blousons rouges, il parle technique, provoque les participants sur la finalité de leurs objectifs, et dans un psychodrame final il mime l'éclatement de l'ORTF. Les auditeurs sont d'abord surpris, puis conquis : à chaque mot une tempête de rires, à la fin un tonnerre d'applaudissements.
Pour nous cet enregistrement deviendra : "Tintin chez les blousons rouges"…

Je me souviens…

Ses colères : si elles éclataient côté cour, au Service de la Recherche, côté jardin, à la maison, il était exquis. Et réciproquement …
Les relations passionnelles et passionnantes avec les chercheurs, dont je ne puis citer ici tous les noms : ceux de la musique, de la communication, de l'image, de la technique . Aucun n'en sortait indemne, chacun en était totalement transformé. Pierre Henry et Xenakis jusqu'à la rupture…

Les voyages auxquels j'ai eu le plaisir de l'accompagner.
Au Québec, invité à l'émission télévisée "Le sel de la semaine". Le douanier : "ah ! habituellement ce sont des gens célèbres !"
A Rome, un joyeux repas filmé par Jacques Brissot. Le décor : un va-et-vient d'ecclésiastiques. Le son : un échange avec sillon fermé sur les mots "tête de veau"…
A Prague, un romantique voyage, filmé par Jeroslaw Fiser : "Retour aux sources"…
En Argentine, un congrès de "Musicothérapie". Une salle où nous écoutons, yeux mi-clos, fœtus virtuels, les battements d'un cœur géant…
Au Mexique, nous découvrons sur les écrans les premiers petit pas d'un homme sur la lune. Un grand pas pour l'humanité !…
Au Brésil, une joyeuse tournée marathonienne de concerts, conférences, projections à travers les villes, avec les Soares Brandao. La pose de la première pierre du futur théâtre de l'architecte Niermeyer à Rio Verde, qui
- remous politiques obligent - n'a jamais vu le jour …

Je me souviens…

Une générosité. Une angoisse existentielle. Un chercheur infatigable. Une force de la nature. Une curiosité inlassable. Une tendresse illimitée. Une gourmandise de la vie. Une conscience exacerbée du monde. Une mauvaise foi inébranlable. Un travailleur acharné, un tyran, un visionnaire, un séducteur, un amoureux, un humoriste…

J'ai oublié l'essentiel ou je ne saurai le dire…

< Retour