La création d’un Bali littéraire et mythique



Texte paru dans Le Banian (n°4), juillet 2007, revue de l’association franco-indonésienne Pasar Malam. Thème : les années trente en Indonésie.

Revue Banian - Indonésie | Martine Estrade | Literary Garden

Si les années 30 en Indonésie sont celles de l’indépendance et de la création du bahasa indonesia, l’indonésien langue véhicule dont l’existence ne fut plus jamais contestée, elles ont donné le jour également à la construction d’un mythe littéraire de l’île de Bali au travers du fabuleux roman de Vicky Baum d’abord écrit en allemand en 1937 sous le titre « liebe und Tod auf Bali » ( vie et mort à Bali) puis traduit en français en 1946 sous le titre qui nous est familier de « sang et volupté à Bali ».

Les conditions de l’écriture, décrite par l’auteur elle même dans le prologue du livre qui retiennent particulièrement l’attention. Elles semblent illustrer les mouvements psychiques à l’origine de la construction d’une identité.

Au commencement fut la rencontre avec quelques photographies de l’île de Bali reçues par l’auteur, d’un médecin installé sur l’île et amoureux de Bali, le docteur Fabius, en 1916 . En ce temps où l’Europe connaissait de graves soucis elles deviennent pour elle un refuge : « les images firent sur moi une impression si forte que je le suppliai de me les donner. Chaque fois que les calamités auxquelles ma génération a été exposée, - guerre, révolution, inflation, émigration-, devenaient trop insupportables, je me réfugiais auprès de ces hommes, de ces animaux, de ces paysages ».


Cette création sous forme cérémoniale et ritualisée d’un espace à vocation imaginaire a une fonction d’objet et d’espace transitionnel tout à la fois sécurisé et permettant le surgissement d’affects inconscients. « Une curieuse relation s’établit entre ces photographies et moi : comme si j’avais connu ces hommes personnellement, parcouru moi-même les rues de ces villages, comme si j’avais franchi le seuil de ces temples ».

A partir de l’état de dépersonnalisation, l’ « impression si forte » s’élabore la création d’un espace imaginaire refuge (elle dit y faire recours lors de reviviscences traumatiques) dans l’atmosphère bien décrite par Freud sous le nom d’ « inquiétante étrangeté », sensations de déjà vu, de déjà entendu, préludes au surgissement d’affects inconscients et de souvenirs écrans dynamiques dans le processus d’une autoanalyse, donc de l’appropriation et de la création d’une identité. L’état de tension intérieure extrême de l’auteur abaisse son niveau mental et obscurcit sa conscience, les défenses archaïques traduisent le vacillement, le moment de flottement en quête d’un sens.

Les photographies prennent le sens d’un événement de vie et la relation féconde et nourricière que l’auteur entretiendra avec elles durera presque 20 ans, gestation dans la vie éprouvée de l’écrivain d’une œuvre qui inscrira l’image de Bali dans la littérature mondiale jusqu’à parfois en devenir le symbole.

Les images des photographies, ont surpris l’auteur comme celles d’un rêve. Il ne s’agit pas d’un arrangement avec la réalité mais plutôt d’une contre-pensée, traduction de la réalité et de la vérité intérieure de la spectatrice. Elles agissent comme des images en devenir, étrangères au moi de l’écrivain, elles le confrontent à des aspects inconnus de lui-même, investis d’une valeur historisante et donc refuge. Il s’agit déjà de littérature en ce que la littérature est délire, sortie du sillon. Face à ces images nouvelles d’un voyage dans un pays inconnu du chaos et de la variété, le moi renonce à sa responsabilité de pilote et s’abandonne à l’écriture.

Saisissement, soumission passive, l’auteur accepte leur effet irrationnel et incompréhensible comme ce qui doit advenir en elle. On notera la proximité du terme religere avec celui de regarder. Il y a simultanéité de l’image et de l’émotion et en s’ouvrant à la surprise, l’auteur s’offre à rendre prégnant ce qui doit l’être. Les images en résonance inconsciente provoquent une commotion psychique, s’imposent à l’auteur et lui imposent une responsabilité éthique qui mûrira pendant 2O ans pour se concrétiser dans un voyage.

La possession partielle, au travers des images par une autre entité est commune à l’amour et à la poésie et créatrice d’identité. Cette fonction didactique agie par les images des photographies fait découvrir des plans de réalités successives où pensée, esthétique et poésie se rejoignent.

Celui qui a l’âme d’un écrivain tend à s’auto-engendrer, à écrire sa vie selon sa rêverie et à tisser la trame dans son écriture, Vicky Baum deviendra à l’issue de ce long processus, Bali, l’île des dieux dont elle reconstituera l’histoire dans l’après coup de celle de la conquête hollandaise.

La création de forme vivante telle qu’un objet littéraire nécessite un matériel perceptif. Aussi Vicky Baum entreprendra-t-elle, en 1935 le voyage à Bali et ce sont des lettres appartenant au collectionneur des photos ainsi que l’ébauche d’un premier roman écrit par celui ci intitulé « la fin de la naissance » que lui lèguera l’auteur avec qui elle nouera sur place une complicité amicale, qu’elle fera croître en elle, qualifiant son travail propre de « libre paraphrase d’évènements réels » et se voulant la traductrice inspirée du désir du docteur fabius de transmettre avant tout la vérité intérieure aux dépends d’évènements réels. De cette collaboration, de ce désir commun et de ces matériaux naîtra un enfant fabuleux, qu’elle intitulera « vie et mort à bali ».

C’est de mort et de renaissance dont il s’agira sans cesse dans ce livre culte. Il n’est jusqu’au suicide collectif resté dans la mémoire mythique de l’île, -le puputan, de l’armée balinaise de plus d’un millier d’hommes se poignardant avec femmes et enfants en s’avançant sous le feu de la troupe hollandaise sidérée-, qui ne soit interprété comme renaissance de l’île balinaise sous la domination de ses envahisseurs, leur imposant le respect.

A force de « scènes primitives » violentes réitérées, depuis l’origine du livre,- avec le cadeau d’une sculpture évoquée dans le prologue de Fabius « une biche et un cerf au moment de leur accouplement, une flèche avait pénétré dans le dos du mâle, et les encolures des deux bêtes étaient cabrées dans une expression de douleur et de mortel effroi » -, jusqu’au puputan final détaillé, le livre s’élabore dans un style haletant sensuel et convulsif dans des chapitres séparés par des citations issues de la Baghavad-Gita. « La fin de la naissance est mort, la fin de la mort est naissance, telle est la loi » reprend l’auteur qui, dans les années trente fit naître dans le monde une identité mythique de Bali articulant vie, mort, sang volupté, naissance, renaissance.

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