Vertige de l’art, la peinture



Lettre d'aveu | Martine Estrade | Literary Garden

Vous êtes si jolie que je n’ose aimer.

Vous vous offrez à mon regard, étendue sur la colline, exposée de toutes parts au soleil qui vous brûle.

Je m’approche puis je recule. Je parcours du regard les méandres de vos courbes déployées, le labyrinthe de vos ruelles excessivement éclairé. Vous me dominez. Je me tiens à distance dans la douceur du jardin d’oliviers. Je vous regarde. Le vertige m’envahit. Je crains d’être aspiré par la déclivité entre nous. N’y aurait-il que des pentes ? La lumière projetée sur vous vous aveugle de son éclat. Votre pose lascive me fascine. La violence m’envahit.

Depuis le bas du ventre, l’onde gagne ma main qui saisit le couteau. Je le manie lentement puis plus vite. Des territoires apparaissent. Une étrange géographie chromatique s’imprime, trace notre étreinte. Vous êtes immobile, silencieuse. Je vous façonne, vous sculpte, je m’inscris en vous. Sur votre corps, je fais apparaître les couleurs. Je vous les impose : celles qui sont en moi, celles que je veux sur vous, celles qui ont traversé les frontières des pays et des générations depuis la nuit de mon histoire. Les teintes s’affrontent, se marient, s’étreignent, convulsent : roses, rouges, mauves, jaunes, ocres, noir si intense. Vous ne vous appartenez plus, vous êtes mienne. La biligénie insolite vous arrache à vous-même. Je vous dévoile, vous transfigure. Je vous couvre et découvre. Sur vous, de ma lame je m’acharne. Des couleurs encore surgissent. Vous êtes soumise aux marques qui vous impriment. Vous vous abandonnez à moi, absente à vous-même.

A l’acmé de la profanation amoureuse, je vous reconnais.

Je m’éloigne. Je contemple les contreforts de votre muraille. Vous m’êtes devenue intime et mystérieuse à travers la toile que je viens de réaliser.

Elle est si jolie que je n’ose l’aimer.

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