Gênes transfigurée



Villes - Lieux de l'Art et de l'errance | Martine Estrade | Literary Garden

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Nulle part en Italie plus qu’à Gênes se décline, de l’art à la mort et de la mort à l’art , la liaison térébrante de la mort et de la jouissance douloureuse. Et particulièrement sur les visages des femmes du patrimoine artistique, miroirs de l’âme de la ville.

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La mise en scène artistique se découvre sans fard et avec la distance métaphysique propre aux monuments funéraires sur le Camposanto Staglieno, considéré comme un des plus beaux cimetières monumentaux d’Europe. Pour autant, les composantes qu’il exprime sont déjà contenues dans les tableaux Renaissance des Palazzo Rosso et Palazzo Bianco dont les riches génois ont, pour leur panthéon, traduit les échos artistiques et métaphysiques à travers les œuvres d’émules de Canova, Mestrovic ou Epstein. S’y retrouve, là comme ailleurs à Gênes les visages de femmes extasiées. Déjà au Palazzio Rosso ou au Palazzio Blanco, Judith décapitant Holopherne, Madeleine repentante, Vierge de grâce ou de douleur, Madones à l’enfant ou Lucrèce suicidée, Sainte Barbara se pénétrant le sein de la lame d’un couteau, toutes ces femmes des peintures de la Renaissance, yeux renversés vers le ciel jouissent d’extase et de douleur dans un réalisme sidérant et indécent fuyant toutes les médiations idéalisées. Déclinaisons des expressions d’abandon douloureux sur les visages et dans le dénouement des cheveux, froissé des étoffes, palette chromatique d’or et de pourpre exhibent une sensualité crue et éhontée tendue dans l’excès et la souffrance. Vers l’orgie et l’orgasme de la mort, du martyre et du sacrifice.

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Plus pudiquement enclos sur les terrasses d’une colline, le Camposanto Staglieno érige dans une mise en scène au réalisme confondant le lien amoureux de la mort et de l’extase. Sur les terrasses de la butte, entre les cyprès volumineux et la végétation touffue, les monuments de marbre ou de bronze, affichent à profusion la luxuriance des chapelles domestiques des familles des grands marchands ou libéraux. Les endeuillés drapés crient l’extase et l’espoir dans une intimité désinvolte sous les portraits photographiés des défunts au réalisme inquiétant, figures rigidifiées du statut social et des mœurs vestimentaires de l’époque portant châle, lunettes ou favoris. Ca et là surgissent les anges sensuels et consolateurs, réconfortant des parents agenouillés eux mêmes de marbre ou de bronze en une étrange mise en abyme sculpturale du désespoir funéraire concrétisée et concaténée dans la pierre avec une minutie de détails. Les anges jaillis de partout et de nulle part déchoient de leur rôle chrétien de guide du paradis pour se faire les messagers ambigus et sensuels du mystère de la mort. Suggestivité romantique, les échos de Canova renvoient aux madones extatiques outrancières des tableaux du Palazzio Rosso en un fabuleux musée de l’imaginaire et de la tension des sentiments. Mise en abyme et rêveries des statues de pierre scandent de façon litanique et incantatoire la liaison sulfureuse de la sensualité et des représentations de la mort, répétée infiniment dans les sculptures monumentales alignées en une colonie d’endeuillés et de défunts amoureusement entrelacés à l’abri des arcades des galeries, le long des murs d’enceintes de l’îlot Staglieno.

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La cité, par rapport, pourrait paraître terne ou insignifiante. Il n’en est rien et elle n’échappe pas à ce signifiant de miroir de l’âme jubilatoire et endolorie. La ville médiévale, de gris et de rose entremêle palais et édifices modestes en un labyrinthe gigantesque qui laisse à peine voir le ciel. Elle descambale et se déverse vers le bas, vers la mer. Elle soumet les hommes à sa déclivité, jusqu’à Caricamento, la grande place où l’on chargeait et déchargeait les bateaux, autrefois. Les rues n’en finissent jamais de descendre vers la mer, la traversée se fait aventure et parcours aveugle. N’y aurait-il que des pentes confinant à l’impossibilité d’un parcours sous le signe du désir ? Le vico gênois derrière l’enceinte médiévale se trace du ciel à la mer sous le joug du Destin et de la déclivité. Les pierres des façades absorbent les rayons solaires et renvoient une lumière grise parfois rosée. Le soir, l’humidité s’épaissit en une atmosphère de ouate quand l’obscurité succède à leur irradiation pâle. San Lorenzo domine et tente de rétablir la géométrie de ses stries régulière grises et blanches. Les contreforts des murailles des édifices du centre historique figurent les parois d’un labyrinthe minéral et aveugle, parcouru de quelques césures de rues néoclassiques prestigieuses et grandioses où s’établit l’art de l’architecte Carlo Barabino : via Garibaldi, via Roma , via Dante. De loin en loin, sur un fronton baroque, un visage extasié se tourne vers une lucarne de ciel, une madone tente de fuir la niche exiguë où elle appelle à la délivrance.

Et c’est Caricamento, devant la mer et les vaisseaux du port, où se mêlent attractions touristiques et cour des miracles, toxicomanes boiteux de s’être trop injectés pour jouir et d’en avoir perdu les veines, mendiants et trafiquants en tous genres présentant toujours ce regard hagard et éperdu, ce visage, quoique infiltré de haine par la douleur et la misère, des saintes martyres des tableaux des palazzi.

En avancée sur la mer, l’Acquario est le seul lieu à fournir aux monstres marins, phoques, dauphins, otaries ou pingouins, l’insouciance nonchalante inconnue de Gênes, la ville à la pente jouissive.

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