Rome : les pierres et la chair



Villes - Lieux de l'Art et de l'errance | Martine Estrade | Literary Garden

Rome - Lieux de l'Art et de l'errance | Martine Estrade | Literary Garden

Monuments, ruines, jardins, chimères imaginaires, beauté à profusion … Rome distille jusqu’à la langueur les opiacés maléfices d’un cadre trop opulent, passion violente et charnelle qui s’inscrit jusque dans le marbre des sculptures humaines.

Nudité triomphale indolemment offerte ou drapée d étoffes blanches, qui la révèlent alors plus qu’elles ne la dissimulent, la sensualité des corps mise en scène dans la statuaire romaine inflige une épreuve esthétique au voyageur de passage.

La décence n’est pas un art dans la sculpture, l’anatomie s’impose, fascine en corps pleins, palpitants.

Ventres, gorges, cuisses, visages affichent frénésie sacrée et extase insolente, exaltent la matérialité du corps et de sa possession par les sensations.

La bienheureuse Ludovica du Bernin ,étendue gorge offerte, la main agrippée sur le sein, visage renversé par la jouissance se pâme, soeur jumelle de la désormais célèbre sainte Thérèse du sculpteur , dans une discrète chapelle de l’église de San Francesco a Ripa de Trastevere. Sidérante floraison blanche marmoréenne.

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Dès leur plus jeune âge, les amours trop joufflus y jouent, malicieux, à défier les serpents.

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Amour et psyche n’en finissent pas de s’étreindre et s’aimer, effusion sensuelle, naïve et passionnée, lyrique de paroxysme et d’excès.

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La statuaire séraphique est souvent stylisée dans des amours potelés, pourtant, une église de Trastevere abrite un ange androgyne et séducteur nous domine et semble voler.

Dans la ville dont Stendhal écrivit « tout est décadence ici, tout est souvenir, tout est mort…ce séjour tend à affaiblir l’âme, à la plonger dans la stupeur », la langueur létale tente sa métamorphose dans la sensualité et l’inconnu de la jouissance, frisson de l’éros terrestre ou gravité de l’amour divin. L’auteur considère l’ennui préliminaire à la perception artistique « Si, en courant les monuments pendant vos matinées, vous avez le courage d’arriver jusqu’à l’ennui par manque de société, fussiez-vous l’être le plus éteint par la petite vanité de salon, vous finirez par sentir les arts ». Ennui, thème litanique des écrivains, à propos de Rome, qu’énonce encore Zola, « tout homme de lutte et de fièvre y doit périr d’ennui ». La langueur létale se dérive et se métamorphose à travers les frissons de l’éros terrestre ou la gravité de l’amour divin.

Rome a produit peu d’artistes , infiniment moins qu’elle n’a accueilli d’étrangers. Comme s’ils avaient à lutter , dans leur création artistique contre l’assurance tranquille d’être de plain-pied dans l’éternité, artistes et écrivains romains jouent et répètent indéfiniment un mouvement intemporel de l’ennui à la chair, compromis entre excitation fébrile et langueur angoissée.

Contemporain de notre époque, le romancier Moravia, écrivain romain établira sur ce paradigme de l’ennui vers la sensualité une œuvre littéraire gigantesque. Lorsqu’il aborde l’ennui, la solitude, le mépris, l’aliénation, thèmes qui parcourent la totalité de l’œuvre, l’écrivain clinicien ne se déprend jamais d’une confiance solide dans la nature , le corps , le sexe qui assure sa fécondité littéraire.

On a dit du peuple italien qu’il a besoin de sensations immédiates, physiques, qu’il se procurera plus facilement en voyant un beau palais une belle statue, une belle musique.

Il est vrai aussi que les ruines des monuments qui témoignent encore de la grandeur romaine incitent à méditer sur le sort des empires et l’éphémère de la vie, ramènent l’homme à lui-même et l’avertissent de jouir sans délai.

La confiance dans le mot écrit dans la possibilité de l’expression verbale est moins immédiate que la sensation produite par la sculpture humaine.

L’amour, lui-même, figuré dans la littérature italienne, est isolé dans l’extase, ne s’installe pas dans la durée, garde un goût de l’éphémère et de l’éternel.

La statuaire humaine, opéra de pierre, scènes primitives et théâtre oedipien, crée des situations dramatiques, répond à la cette quête éperdue de sensations physiques, offre une régression libératrice dans le monde de l’enfance d’où toutes les censures sont abolies, issue possible à l’intense érotisme et aux forces libidinales originaires dans la mise en représentation .S’y affirme la passion de l’instant, des choses immédiates et tangibles, consommées hic et nunc, sans remords.

Il s’agit alors comme dans la célèbre statue, d’ôter du pied sans métaphore l’épine qui gênerait la marche vers la liberté du plaisir.

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