Vérone, balcon des rêves de Juliette



Villes - Lieux de l'Art et de l'errance | Martine Estrade | Literary Garden

À Vérone, le balcon de Juliette est devenu art de vivre et chacun ou chacune fleurit le sien.

Shakespeare lui-même employa la métaphore florale pour désigner son héroïne et l’inscrire sous le joug de l’alliance paradoxale de la beauté et, de la mort «la mort est sur elle comme une gelée précoce sur la fleur des champs la plus suave »

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« Le ciel est là où vit Juliette »

Ainsi s’exprime Roméo, le héros de Shakespeare, dont la Juliette fit glisser le langage de la rue au style poétique le plus élevé. La libre héroïne de Shakespeare n’appartient à aucun cercle littéraire, elle se dévoile aussi familière et étrangère au réalisme grossier ou comique des serviteurs, qu’au style tantôt fleuri, tantôt sombre des compagnons et de Roméo, ou à l’élocution noble du Prince et des capulets, elle les côtoiera tous et s’en détachera dans un style et une verve poétiques et personnels.

Balcon de Juliette où, dans l’éloignement vertical et le manque du toucher, la voix se fait alors vecteur unique de l’amour. Ascension vers le bonheur physique, éloignement irrémédiable des héros. Voix et chants de la belle voix de soprano de la Juliette de l’opéra de Charles Gounod que semble continuer à appeler la profusion florale luxuriante des fenêtres de Vérone.

Je veux vivre
Dans ce rêve
Qui m’enivre
Laisse mon âme
À son printemps
Je veux vivre
Dans ce rêve
Qui m’enivre
Ce jour encor

Voix chantée, elle vient au secours de l’impuissance du langage à convaincre et à abandonner la violence.

Voix chantée, elle naît sur le lieu de discours contradictoires qui se heurtent et se détruisent et continue de se déployer rituellement, chaque année, lors du festival d’art lyrique dans l’extraordinaire théâtre antique surnommé « l’œil de Vérone »

La si jeune héroïne de Shakespeare se montre lucide sur la qualité de rêve de son amour : « connu trop tard et vu trop tôt sans le connaître »

Libre, elle n’est pas sans souligner à son Roméo que l’amour ne saurait être comparé à la lune, -comparaison habituelle à la poésie baroque et pétrarquéenne de l’époque, car la lune se montre, elle, changeante, d’une nuit à l’autre là où son amour se déclare fidèle. Rebelle vis-à-vis des convenances y compris celles qui sont en vigueur en littérature, Juliette interroge la vacuité des images fleuries pour ouvrir sur un dialogue imagé mais sincère.


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Illustrant un coffre médiéval de l’époque du premier livret de l’histoire de Roméo et Juliette dont Shakespeare retraça la trame, les triomphes de la chasteté et de la passion déploient la violence et la nocivité de la passion opposée à l’amour chaste : chevaux emballés et incontrôlables par un cocher dénudé et enchaîné opposé aux licornes dociles, conduites par une jeune vierge sage et un cortège de jeunes filles. Dans le triomphe de la passion, le philosophe assis sur le côté droit et fouetté par une jeune femme montre que nul ne saurait se protéger par la seule raison de ses passions grossières figurées par un porc sur l’effigie du drapeau de l’attelage. Reposant au milieu d’autres merveilles baroques dans le Castel Vecchio de Vérone, il illustre la mauvaise réputation dont jouit la passion à l’époque de l’écriture de la pièce, dans cette Renaissance de chair et de sang.

Rudolf Noureev affirmera l’actualité éternelle de la passion lorsque, plus tard, il adaptera la pièce en ballet : « je suis convainu que- ces sociétés partagées entre les vieilles superstitions et l’appétit d’un monde nouveau -, la Vérone de la renaissance et le Londres élisabéthain avaient en commun le sexe et la violence. Ce qui les rapproche singulièrement de notre époque »

Dans le même musée civico d’arte, l’étonnant christ de Vérone, humain, trop humain,,représente sans fard la souffrance.


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Pourtant Vérone n’est pas lugubre. Ardente, sensuelle et colorée dans ses damiers de marbre rouge et blanc et ses églises décorées de fresques naïves médiévales, elle appellerait plutôt à une gaieté simple de la vie quotidienne.


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Vivifiée par le tumulte des eaux de l’Adige, déjà pourvue d’édifices magnifiques, la belle Vérone ne lésina cependant pas sur les moyens pour créer des monuments « témoins » de l’histoire amoureuse fictive , depuis la maison où Juliette aurait pu vivre dite casa di Giulietta, ornée d’un « balcon de Juliette » fabriqué à partir d’éléments médiévaux de sarcophage au tombeau tout aussi irréel de la belle héroïne , ancien sarcophage en marbre rouge, autrefois abreuvoir, déposé ouvert et vide dans la crypte d’un couvent de capucins, en signe de deuil. Le conservateur du musée, amoureux du théâtre a dressé localement des tourterelles et planté des rosiers.

Ces monuments, au sens latin du terme, « ouvrages de mémoire, font perdurer la légende irréelle comme vérité à travers les siècles jusqu’à transformer les lieux de Juliette en pèlerinage païen où la ville elle-même est personnage attirant chaque année des millions de visiteurs.

Lieux absolus d’une utopique géographie , décors de la fascinante légende, ils édifient l’espace rêvé du mythe et illustrent, de façon concrète, le caractère « positif », moteur et prégnant de l’amour.

Et ce jusque dans la littérature…

Car si Shakespeare reprit la légende d’un livret médiéval de 1530 de da Porto, et avant lui aux très anciens mythes littéraires de l’humanité déjà colportés par Ovide, le mythe de Juliette continue à faire écrire dans la vie quotidienne de façon insolite et inattendue : installées dans la cour de la casa de Juliette, les secrétaires du club de Juliette répondent de façon manuscrite et personnelle aux milliers de lettres adressées à « Juliette, Vérone ».

Lettres d’appel à quelqu’un dont le seul prénom représente l’amour, pour trouver une réponse ou une trace, qui offrira à l’auteur un repère et la représentation concrets qu’il n’est pas seul et que quelqu’un a pris intérêt à comment il allait vivre, désormais, sa vie, si précieuse.

À Juliette, à Vérone,

Je veux vivre
Dans ce rêve
Qui m’enivre
Ce jour encor


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Martine Estrade, Juillet 2011, photographies de Jean-François Estrade