Sous la Seine



Sous la Seine explore l’écriture et les correspondances, la douleur et la nostalgie.

Poésie | Martine Estrade | Literary Garden

Sous l’arche du Pont-Marie, sur la berge du quai Bourbon, je regarde la Seine.
La canicule de l’été qui s’achève a baissé le niveau de l’eau. Le long du quai, émergent de la surface, insolites, des caddies de supermarché. Les pierres sont visibles et près d’elles reposent des objets colonisés par les algues. Une vieille machine à écrire à touches gît près du bord.

Heure matinale du premier jour de l’automne. Le quai désert est une plage pour la solitude.
A travers la surface de l’eau, miroir qui ne fasseille pas encore, s’entraperçoivent les objets dont les cadavres reposent parmi la végétation aquatique.

Les choses les plus extraordinaires sont susceptibles d’advenir en ce monde et leur trace de resurgir un jour à la faveur d’un phénomène inhabituel ou climatique.
Chacun de nous peut un jour vouloir suicider un objet, le jeter, penser ne jamais le revoir et désirer ignorer son devenir.

C’est ce qui m’est arrivé avec des draps de soie rouge grenat d’une marque italienne célèbre.

Je revois en songe la correspondance incandescente d’un été, la rencontre tragique, la séparation anodine, le geste ultime des draps que j’ai jetés.

J’ai écrit loin, très loin à Quelqu'un. Puis à Personne.
Les lettres se sont croisées, théâtre d’une rencontre et d’une étrangéité absolue.
L’écriture s’est inscrite dans le corps autant que sur le support qui l’a recueillie. Elle l’a parcouru d’ondes, l’a transcendé et l’a arraché à sa vie quotidienne. Parfois la vague s’est faite déferlante. J’ai été noyée.
J’ai écrit l’été pour atteindre l’hiver et l’hiver m’a écrit dans la fournaise de l’été. Les mots se sont imprimés la nuit puis le jour, le jour puis la nuit encore.
De l’autre côté de l’Atlantique, là où le soleil se lève sur la mer, j’ai désiré un air de matin du monde, un au -delà de l’horizon. J’ai vécu pour ces mots dans lesquels, au delà de l’homme, je cherchais l’Ecriture.
J’ai écrit jusqu’au bout de l’horizon qui s’est abîmé dans les limbes d’une chambre au lit tendu de draps de soie rouge. Dans une rencontre sensuelle à l’allure de sacrifice.

Comme un inconnu, il est parti.
J’ai quitte l’hôtel du 7è art.
Des photographies de films tapissaient les murs d’une chambre exiguë, vide de ses visiteurs de la nuit. Le grand lit défait, affichait son désordre, l’atmosphère diffusait un calme infini, inouï.
Les draps de soie sculptaient une mer rouge sang sous la tempête.

Sur la berge nord de l’île saint Louis, l’aurore était sans particularité.
La lumière d’automne baignait les façades des hôtels particuliers du quai Bourbon, la Seine semblait une mer d’huile.

L’écriture.
Que ne fais-je pas par elle, avec elle, pour elle !
Lorsque les mots attendus s’impriment la nuit comme le jour, ils désorganisent les repères.
Les mots, investis d’une valeur incantatoire, charnelle, chorégraphique font subir l’hypnose, les méandres, les frissons, l’érotisme.

Ecrire, est-ce vivre ?
On ne fait pas l’amour avec une plume. Sans doute. Pourtant

Plus tard, je reprends les draps rouges.
Au bord de la Seine, je suis des yeux la vague qui s’avance vers la berge. J’ai la vue courte, à portée de regard.
Dans le tourbillon de l’eau, je retrouve le style enveloppant, menaçant, de l’écriture. Je m’accroche à la trace écrite avec l’acharnement d’une noyée.

Depuis le quai nord et la pointe ouest de l’île, je contemple les bras de la Seine. Ils se rejoignent, embrassent l’île et se dirigent vers la mer.
Je regarde la Seine à la limite du muret de pierre du quai, sous l’arche du Pont-Marie.
Près du pilier central du Pont-Marie le courant projette une vague sur l’arche de pierre. Elle n’atteindra jamais la mer. Elle se brise. Des millions de gouttelettes d’écume.
La vie. La vie comme il pleut.
Quelque chose manque. Quelque chose manque, qui ferait l’air plus chaud, plus léger.

Je me dirige vers la Seine. Je tiens à la main le sac de papier contenant les draps de soie rouge. J’hésite. La main peu sûre tremble.
-« Jette-les ! »
je ne m’obéis pas immédiatement. J’ai peur. De me séparer, de perdre
-« jette –les ! » le ton est impérieux, sans réplique.
je lâche le sac devant le Pont Marie comme une automate.

Le courant le saisit, l’entraîne un peu plus loin.
Là où je lui imagine et lui espère une trajectoire directe, verticale, il vogue, dérive irrégulièrement et coule entre le Pont-Marie et le Pont Louis-Philippe.
Les draps flottent entre deux eaux. La tache carminée se déplace plus lentement que le flux qui l’entraîne. Pendant un court moment, en un point précis se recrée sous la surface de l’eau, le lit amarante.

Le reflet d’une flaque d’eau à mes pieds, sur la berge fixe un visage blême. Tout le sang reflue. Les jambes se dérobent, vacillent. Les poumons s’emplissent d’air. Profondément.
Au delà de la Pointe Ouest de l’île, le ciel s’est teinté de rouge. Sur la terrasse au-dessus du magasin de la Samaritaine flottent indifférents les deux drapeaux nonchalants. Comme à l’habitude.
Le bourdon de la Cathédrale Notre Dame s’ébranle dans le crépuscule d’automne.

Un instant, je crois que les draps rouges peuvent réapparaître. Un hasard climatique contraire au désir et au destin est-il susceptible d’advenir ?
Contre qui, comment, contre quoi ?
On ne peut pas renoncer deux fois. Je scrute le fond de l’eau. Longuement. Il n’offre pas de traces. Le fleuve coule lentement comme sans mémoire. Au-dessus de la Seine, sur la berge du Pont Marie, le vent se lève, léger

Poésie | Martine Estrade | Literary Garden

le geste : une faille dans la logique de l’univers.
sous la seine, une trace
L’écriture encore. Comme si cela devait ne jamais finir…

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