Métaphores sur l’oiseau, messagères entre rêve et fantasme



Texte écrit dans le contexte d’une recherche multidisciplinaire sur le thème de l’oiseau de la Société des Etudes Euro Asiatiques. Non publié.

L'écriture - Psychanalyse et Art | Martine Estrade | Literary Garden

Résumé

Les métaphores sur l’oiseau abondent dans la littérature et l’art. On les retrouve aussi dans les travaux des psychanalystes. L’image de l’oiseau se prête à l’expression symbolique et à l’adresse messagère spirituelle, idéaliste ou amoureuse. Sous la symbolique de l’oiseau se conjuguent sexualité et spiritualité. La métaphore animalière s’inscrit comme une contre-pensée à la façon de l’image d’un rêve et introduit un vacillement, l’ouverture sur un autre espace psychique.

Ainsi, à travers le souvenir à l’oiseau du peintre Léonard de Vinci, Freud livre à la fois une analyse de la problématique psychique du savant et un autoportrait intimiste, tandis qu’il met en évidence la nature sexuelle de la pensée. Dans son observation du « petit-homme coq » Ferenczi se fera tout à la fois élève soumis au maître Freud et enfant animé de pulsions violentes d’amour et de haine vis à vis de l’image paternelle , dévoilant par anticipation les avatars d’une analyse passionnelle qu’il mènera plus tard avec Freud.

Max Ernst, peintre crée avec l’oiseau Loplop un double identificatoire aux fonctions multiples interrogeant l’acte créatif lui même, Rithy Panh cinéaste utilise le vol des oiseaux comme symbole de la liberté de la pensée condamnée par le régime khmer rouge. Aux confins de la folie, la transformation en oiseau, dans la création littéraire ou la pratique mystique prend valeur d’une initiation spirituelle ou chamanique.




Les métaphores sur l’oiseau, lient sexualité et spiritualité dans la littérature et l’art et soulignent que ces deux dimensions de l’âme sont inséparables au sein de la psyche.

La métaphore animalière joue, comme le fait l’image du rêve, le rôle d’une contre-pensée. Elle provoque un saisissement, une soumission passive où l’émotion est première dans un laisser-advenir. Elle renvoie chacun à l’enfant qu’il a été découvrant le monde, tolère l’irrationnel et ouvre sur le symbolique. Elle représente également, dans le transfert, un écran latéral partagé, y permet l’émergence d’un paysage représentatif et l’expression de contenus affectifs qu’elle dégage de l’emprise interpersonnelles.

L’oiseau s’offre à l’imagination créatrice pour réunir, ensemble, le passé de l’individu et le mythe qui l’habite, c’est-à-dire ses théories sexuelles infantiles. L’image de l’oiseau s’inscrit aussi dans la mémoire du cosmos, celle où puisent les poètes et les écrivains.

Le rêve, la métaphore animalière, « surgissent » à la différence du fantasme, lequel réalise un désir refoulé sous le contrôle partiel de la conscience, un arrangement « fallacieux » avec les instances de la conscience subjective pour éviter la confrontation à l’inconnu. Même si Freud définit le rêve lui même comme la réalisation d’un désir refoulé, il faut lui ajouter la caractéristique, contrairement au fantasme, de faire irruption en dehors de la volonté consciente et sans négociation avec elle. La métaphore animalière prend un statut intermédiaire entre rêve et fantasme, celui d’un rêve dans l’éveil.

J’évoquerai successivement la symbolique attachée à quelques images d’oiseaux Je développerai à travers deux exemples l’utilisation d’ images d’oiseaux par des psychanalystes célèbres, Freud et Ferenczi, comme une représentation à l’origine d’une construction théorique, à la fois, comme tout texte psychanalytique, autoportrait intimiste et adresse messagère. Je choisirai deux exemples artistiques : le célèbre oiseau Loplop du peintre Max Ernst et l’image de l’oiseau chez le cinéaste cambodgien Rithy Panh.


Quelques oiseaux et leurs symboles illustrent le lien entre sexualité et spiritualité.

La colombe, symbole de l’Esprit-Saint comme de la féminité, s’oppose à l’aigle ou à l’épervier.

Joyce Carol Oates, dans confessions d’un gang de filles décrit de façon saisissante et sensuelle l’observation libératrice, à travers la lucarne de la cellule carcérale d’une maison de correction, d’un vol d’éperviers, par une détenue :

    « Du pouce, l’une des gardiennes l’a pratiquement énuclée mais elle compte comme si sa vie, son âme en dépendaient : onze éperviers qui s’élèvent… descendent en vrille, si gracieux… puis s’élèvent… puis redescendent, en de larges spirales. Plumes brun-gris, camouflage astucieux. Ailes largement déployées, si puissantes qu’elles n’ont presque pas besoin de battre pour porter les grands oiseaux.
    Des chasseurs. Les maîtres de l’air.
    Suis-je une des vôtres ? Prenez moi avec vous. »

    « Elle observe les grands oiseaux. Littéralement, elle pleure pour les apercevoir -prédateurs seulement visibles de ce lieu infamant- et son cœur se dilate de joie en voyant leur force, leur beauté, la façon dont ils chevauchent l’air, l’adresse avec laquelle ils utilisent le vent, toujours vigilants bien qu’apparemment nonchalants, languides mêmes, dans la grâce des mouvements qui les portent au sommet d’une spirale invisible, si haute dans le ciel que Legs ne peut la voir …elle les compte comme on égrène un chapelet sauf que les éperviers, eux, sont vivants, les éperviers sont réels : ils lui apprennent la liberté, l’astuce, la vigilance constante en présence de l’ennemi…

    …soudain, la voici parmi eux, ses bras, douloureux pour avoir été attachés derrière le dos, sont des ailes, des ailes aux plumes brunes et aux muscles puissants qui l’élèvent dans les airs…

    …il n’y a plus que le silence, et le ciel ! »

La transformation en oiseau, ici, aux confins de la folie, conduit la délinquante à une initiation spirituelle.

L’aigle, a permis dans la célèbre chanson de Barbara, l’Aigle Noir, la troublante évocation d’un inceste vécu par la chanteuse.


La transformation en oiseau, entre folie et chamanisme

La transformation en oiseau est soulignée par B. Sergent à propos de Merlin l’enchanteur, fou et oiseau, issu de la tradition celte. La transformation de Merlin en oiseau, à l’issue de sa période d’égarement est contemporaine de la folie signe l’installation dans une activité chamanique. L’auteur évoque l’ornithomorphisme fréquent des dieux celtes et également la transformation en oiseaux des chamanes de Sibérie pour voyager dans l’autre Monde et y recueillir des révélations.


II - Constructions théoriques à partir de métaphores à l’oiseau


1. Freud et le vautour , ou milan de Léonard de Vinci

Freud réalise dans Léonard de Vinci un autoportrait à l’oiseau. Celui-ci lui permet de démontrer un des axes fort de la théorie psychanalytique, la nature, sexuelle, de la pensée. Freud aimait son texte sur Léonard. « la seule belle chose que j’aie écrite », écrivait il à Férenczi , dix années après sa rédaction. Porté par une passion, soutenu par la métaphore de l’oiseau, Freud offre l’autoportrait où il se livre le plus. Le souvenir à l’oiseau était déjà cité dans un des livres préférés de Freud, « le roman de Léonard de Vinci » (19O7, Dimitri Merejkovski). L’auteur russe offrait déjà, à Freud lecteur, par la qualité de son écriture, un cas clinique. A travers Léonard, Freud perçoit l’intérêt de l’étude d’une personnalité animée par la passion de l’investigation aux dépens parfois de la volonté d’aboutir, restée proche de l’enfant chercheur, avide de connaissance que Freud dû être comme un autre de ses patients le petit Hans.

A travers un souvenir d’enfance consigné par l’artiste dans ses Carnets (décrit plus loin), Freud mettra en évidence la conjonction, chez l’enfant Léonard, de la sexualité et de la pensée. L’oiseau figuré affirme le caractère sexuel de la pensée de l’artiste, et de toute pensée. Confronté à l’énigme de la différence des sexes, de la conception, de la naissance, voué à la question des origines, l’enfant se fait théoricien « génial » selon le terme de Freud. Mise en mouvement par la sexualité, désir de savoir sexuel comme désir sexuel de savoir, la pensée ne rompra plus ce lien originel et passera, comme elle par l’excitation, la tension, le contact, l’insolite, l’inattendu de la rencontre, le plaisir, l’insatisfaction et l’échec, le vacillement.

Premier et unique souvenir consigné par l’artiste dans ses carnets, ce qui accentue son pouvoir révélateur, il autorise l’interprétation de la métaphore animalière comme fantasme construit dans l’après-coup par le peintre. La métaphore à l’oiseau permet-elle à l’artiste comme au psychanalyste, tous deux chercheurs, de dépasser l’interdit, par nature sexuel, de penser ?

Les conclusions qu’avança Freud, dans un mouvement d’identification et de projection intense à Léonard, sont sans aucun doute tirées de sa propre analyse. Le texte, comme tout texte psychanalytique d’ailleurs, est un autoportrait, le plus intime sans doute qu’ait donné Freud de lui même. Le roman familial du peintre se prête à accueillir celui de Freud, tous deux enfants chéris d’une mère très proche pendant leurs cinq premières années.

La métaphore de l’oiseau fut l’objet d’une controverse : Freud se servit d’une version allemande où le mot nibio (milan) italien employé par Léonard, est faussement rendu par vautour. Freud consacra une partie de sa thèse au symbolisme égyptien du vautour. Pendant trente ans, le silence pesa sur l’erreur, Lorsque le grand historien de l’art Meyer Schapiro publia en 1956 son étude « léonardo and freud », la communauté analytique s’en émut. De proche en proche, l’argument menaçait toute recherche psychanalytique menée hors les murs.

Les psychanalystes objectèrent que l’erreur factuelle, vautour ou milan n’invalidait pas la logique interne de la construction du fantasme et de l’écrit censé le traduire. Vautour ou milan, cette fois la métaphore au rapace se chargeait de porter la validité de la construction scientifique au delà de la vérité factuelle stricte. La psychanalyse, comme la littérature peuvent construire sur des faits erronés une vérité psychique, cette capacité à « mentir vrai » les réunit.

Nullement polémique, Shapiro a respecté l’étude freudienne et a reconnu son apport original. Il en a souligné le contexte objectif : le souvenir de Léonard, est rapporté parmi des notes concernant le vol des oiseaux, préoccupation scientifique et technique du peintre pour les machines volantes. Le rapport du souvenir à la petite enfance en ferait un « motif littéraire », comme dans les contes , il annoncerait un destin d’exception aurait valeur de présage. Enfin les exemples d’association artistique de l’oiseau et de la bouche abondent.

L’auteur rappelle que Léonard, en rapportant ce souvenir, s’insère dans une tradition, sans être l’auteur de la scène évoquée. A quoi le psychanalyste peut répondre que la croyance collective repose sur une fantasmagorie partagée et que Léonard a puisé dans le bien commun tel élément plus que tel autre. Comme tout un chacun.

Le « Traité des oiseaux » consacré par Léonard au vol des oiseaux, présentait des centaines d’observations de vol d’oiseaux illustrées de diagrammes et dessin sur les battements des ailes et de la queue. Dans l’intérêt scientifique acharné, le psychanalyste verra la passion désirante de transformer l’oiseau volant, phallus aîlé, en machine soumise au pouvoir de maîtrise de l’homme.

J.B. Pontalis souligne, dans la préface du texte freudien, la promotion de la trinité humanissima « Anne-Marie- enfant Jésus » concurrençant la trinité divine « père-fils –Saint Esprit », accentuant la filiation maternelle du Christ, ce que l’auteur met en rapport avec un « trop de mère coincidant avec un père incertain » chez Léonard. Si Freud lit « vautour » dans le texte du souvenir et la Mout égyptienne dans Mutter, si plus tard, des disciples zélés comme Pfister reconnaîtront ce vautour dans le tableau, ne serait-ce pas parce que les vautours sont tous femelles et fécondés par le vent et que le nom de vautour en allemand est féminin ? Freud rejoint alors à son insu le choix de Léonard vers la trinité féminine mettant à distance le père.

Alors, ajoute Pontalis :

    « Vautour venu de la lointaine Egypte, ou milan si habile à gouverner son vol, ou encore colombe de l’Esprit-Saint…lequel saura le mieux évincer le père afin que ça soit lui qui devienne illégitime ? Lequel sera le plus apte à résoudre ce paradoxe : préserver la mère de l’horreur de la copulation tout en assurant à l’enfant son lien charnel avec elle ? Pourquoi ne naitrait-on pas d’un simple souffle,… ou d’un vent ? Quelle étrange histoire d’oiseaux ! »

On peut tenir l’imagination pour la reine du vrai, s’accorder à reconnaître vérité à la fiction sans trop se soucier de son adéquation parfaite à la réalité. Les savoirs ne progressent que dans l’erreur et l’excès .Alors le roman psychanalytique de Freud nous ouvre par son audace et sa liberté vers un espace psychique autre, sous-jacent. Il invite l’historien d’art comme le psychanalyste à ne pas négliger le détail, ce détail dont Barthes, plus tard soulignera toute la valeur porteuse, ce qui fait signe et ne peut que se dérober qui sert de pertuis vers cet espace inconnu. Dans le texte sur Léonard, c‘est la métaphore de l’oiseau qui prend cette valeur de détail révélateur « Ce qu’on ne peut atteindre en volant, dit l’évangile qu’aimait citer Freud, il faut l’atteindre en boitant ». Ainsi que le souligne Pontalis, « si nos mots boitent et que nous sommes, plus que Léonard, voués à l’inachèvement, sommes nous délivrés pour autant,- et faut il l’être ?-, de l’attrait des oiseaux, de l’attrait qu’exerce sur notre langage leur vol vers le lointain ?…franchissement de la mer, transgression de la pensée et par la pensée ».

Il n’est pas inintéressant de comparer les différents souvenirs à l’oiseau, celui cité par Freud et celui figurant dans les carnets de Léonard.

Celui que cite Freud :

    « Il semble qu’il m’était déjà assigné auparavant de m’intéresser aussi fondamentalement au vautour, car il me vient à l’esprit comme tout premier souvenir qu’étant encore au berceau, un vautour est descendu jusqu’à moi, m’a ouvert la bouche de sa queue, et, à plusieurs reprises, a heurté mes lèvres de cette même queue ».

Le souvenir, d’aspect déconcertant , sent l’invraisemblance et la fable et évoque une fantasmagorie , une transformation construite par la suite et rapportée à son enfance, ce qu’on appelle en psychanalyse, un souvenir écran..

Dans les Carnets de Léonard :

    « Il m’apparaissait que, étant moi même au berceau, un milan venait à moi et m’ouvrait la bouche avec sa queue et qu’il me frappait de nombreuses fois avec cette queue là , à l’intérieur des lèvres »

Sous l’œil du psychanalyste Freud, la traduction de la fantaisie tend vers l’érotique. Queue , coda, désigne le membre viril , le récit évoque une fellation, un acte sexuel buccal passif évoquant le fantasme de femmes ou d’homosexuels passifs jouant dans le commerce sexuel le rôle féminin. Léonard reporte la fantaisie aux années où il recevait la tétée, le sein se substitue au pénis, cette réminiscence s’élabore chez l’artiste en fantaisie homosexuelle passive. Freud voit dans le vautour l’ancien symbole de la maternité des Egyptiens, la Mout, proche de mutter allemand (la mère). Freud renvoie Léonard à la relation précoce rapprochée avec la mère, en l’absence du père.( celle également de l’enfant Freud à sa mère). Dans la déesse Mout, Freud trouvait réunies les caractéristiques féminines et masculines, le vautour portait des seins mais aussi un pénis érigé. Il faut à Léonard imaginer que toutes les créatures possèdent un membre viril comme le sien, la représentation du manque s’avère insupportable. Avec la connaissance, tardivement acquise, de l’absence de pénis de la femme, le désir ardent pour la mère se transforme en son contraire, provoque impuissance psychique et homosexualité mais, la fixation sur l’objet ardemment convoité, le pénis de la femme, laisse des traces indélébiles. Nostalgique, la fantaisie de Léonard se situe « aux temps où sa tendre curiosité se portait sur sa mère et lui attribuait un organe génital tel que le sien ». Ce récit fait témoignage de la première investigation sexuelle de l’artiste qui selon Freud s’avère déterminante pour sa vie ultérieure. La queue du vautour inverse l’acte actif de la tétée du nourrisson en une situation d’un caractère absolument passif, cette fantaisie habituelle, est essentielle et nécessaire dans l’homosexualité où elle est retrouvée couramment dans la clinique actuelle. Léonard subit l’attraction de la femme mais s’empresse de transcrire l’excitation reçue sur un objet masculin.

    « et, à plusieurs reprises, a heurté mes lèvres de sa queue ;… »

L’oiseau traduit l’intensité de la relation érotique à la mère du peintre, qui pourrait se traduire « ma mère a pressé sur ma bouche d’innombrables baisers passionnés » La violence des caresses de la jeune mère privée de son époux s’exprime dans la fantaisie du vautour. La fantaisie condense le souvenir d’avoir reçu la tétée et les baisers.

L’attrait pour le vol des oiseaux confirme que l’investigation infantile de Léonard était orientée vers le sexuel, pulsion de regarder et de savoir. Regarder, betrachten dans le texte, rendre prégnant ce qui doit l’être, est à la fois acte d’objectivation et mise à distance. Et cet aspect épistémophilique devait échapper au refoulement et à l’inhibition qui frappèrent ensuite sa sexualité le fixant dans un amour idéel des garçons avec peu de réalisation sexuelle. L’attrait pour le vol de l’oiseau, le but de l’homme volant, réunissent, à travers l’oiseau sexualité et spiritualité chez Léonard aussi.

La fantaisie de l’homme Freud, à travers la substitution par erreur/lapsus, du vautour au milan exprime les fantasmes de son auteur s’il n’invalide pas l’analyse psychologique du peintre. Freud se saisit à des fins inconscientes personnelles du symbole du vautour. Il y ajoute son propre « souvenir à l’oiseau ». La Mout, symbole pour les égyptiens de maternité , le vautour femelle, fécondée par le vent d’est et non par un acte sexuel ,qui devint pour les chrétiens le symbole de la Vierge Marie, expriment, à travers la métaphore de l’oiseau la théorie sexuelle infantile du psychanalyste identifié à la figure emblématique du grand peintre, figure paternelle inactivée dans sa fonction procréative, mais reconnue et fonctionnelle dans sa quête scientifique et épistémophilique, dans la pulsion de savoir et de recherche commune à l’artiste et à Freud. Grâce à cette image erronnée du vautour et à ses symboles, l’analyse de Léonard, est également l’autoportrait où Freud, son auteur, se livre le plus. Le souvenir à l’oiseau confronte le peintre et le psychanalyste à leurs théories sexuelles infantiles.


2. Ferenczi et le petit homme coq

Férenczi exprime Un transfert paternel violent vis à vis de Freud dans le poulailler de la psychanalyse à travers l’article sur le petit homme coq.

Le petit Arpad, cinq ans, est présenté à Férenczi qui décrira ses fantaisies avec les oiseaux du poulailler. Jusqu’à 3 ans et demi le développement mental et physique de l’enfant est normal. Brusquement au cours de l’été de ses cinq ans, son langage régresse, son intérêt ne se porte plus que sur la volaille du poulailler et de la maison de campagne. Il la contemple avec un intérêt infatigable, imite les cris, pleure et crie à l’éloignement de la basse-cour. Même éloigné du poulailler, il ne fait que caqueter et pousser des cocoricos. Cette bizarrerie dure toute la durée des vacances. Au retour, il reprend son langage humain mais sa conversation ne porte plus que sur les coqs, poulets, canards de la ferme et il répète inlassablement un jeu où il égorge un coq et reproduit à la perfection l’agonie du volatile. Il réclame de sa mère l’achat de poulets et veut assister à leur égorgement. Il se montre terrifié par les volatiles vivants.

Arpad évoque un souvenir d’un poulet au plumage jaune ou brun l’attaquant de son bec sur le pénis alors qu’il urinait dans le poulailler l’été de ses deux ans et demi. La femme de chambre pansa la blessure. On trancha le cou au coq qui a « crevé ».

Le retentissement psychique apparaît après un délai de latence d’une année entière lors du second séjour à la campagne. Férenczi retrouve dans l’interrogatoire familial ce qu’il y recherche , une menace de couper les organes génitaux à cause des attouchements voluptueux que l’enfant pratiquait sur eux, menace renforcée par la poussée libidinale accrue chez l’enfant oedipien de 5 ans.

Lors de l’examen de l’enfant par Ferenczi, l’investigation directe n’est pas possible.

Arpad continue sous forme de chants, cocorico, dessins, comptines à sublimer son profond intérêt pathologique pour ces animaux, il poursuit son jeu de l’égorgement des poulets, et fait des rêves de volaille « crevées », il danse des heures, en proie à une grande excitation devant le cadavre des poulets vivants égorgés, exprime le désir qu’ils se réveillent et de les égorger à son tour. Les affects envers la volaille de haine et de cruauté alternent avec d’autres plus affectueux où il embrasse et caresse la bête morte, il tente de détruire mais aussitôt de réparer, consoler ou ressusciter les objets où figure une poule ou un coq.

Ferenczi souligne l’analogie entre « cet amour et cette haine excessifs pour la volaille et un transfert d’affects inconscients refoulés ainsi manifestés de façon détournée et déguisée, concernant ici un père respecté et aimé , en même temps haï à cause des restrictions sexuelles qu’il impose. Le coq signifie le père dans cet ensemble de symptômes. Le petit Arpad exprime d’ailleurs ses intentions castratrices avec crudité, désir de « couper le milieu », d’aveugler. Dans le même temps il formule des intentions cannibales vis à vis de sa mère.

Comme chez tous les enfants, les animaux, ici la volaille, se portent au secours de la construction des théories sexuelles infantiles. L’activité sexuelle incessante des coqs et des poules, la ponte des œufs et l’éclosion de la couvée fournissent matière à la curiosité éveillée par la promiscuité du domicile familial.

Férenczi , en écrivant « le petit homme coq » (1913) offre à Freud , -son maître admiré vis à vis de qui il se trouve en position filiale infantile-, une confirmation, un pendant au petit Hans (1909) décrit par ce dernier.

Le coq, symbole du soleil et du père s’avère particulièrement apte à figurer la menace de castration paternelle mais également à en protéger. Dans la religion chrétienne, il incarne le Christ annonçant la venue du jour nouveau de la foi. Dans la croyance populaire de par le monde, il est l’animal du soleil, annonce par son cri le lever du jour et chasse les démons de la nuit (symboliquement, la mère, amante fantasmatique de la nuit). Son rôle de gardien est important. La signification positive domine même si elle coexiste avec celle plus négative d’agressivité et de luxure que lui prête par exemple l’occident médiéval. On dit que les jeunes garçons sont poussés par les « démons des coqs ». Toutes ces caractéristiques des coqs sont habituellement projetées par les petits garçons sur leurs pères.

On peut imaginer que Férenczi écrivant, pour Freud, le petit homme-coq, réponse séductrice et soumise au cas très investi, décrit par Freud, du petit Hans, dont elle validait les thèses s’adressait à Freud, « père-coq », pour lui exprimer tous les affects d’haine et d’amour qui se révèleraient ultérieurement dans leur relation analytique.

Balint souligne dans la préface à Psychanalyse II, de Ferenczi, le second tome des œuvres complètes écrites entre 1913 et 1919, l’inhibition relative à l’écriture et la diminution de productivité qui accompagna l’ analyse de l’auteur avec Freud, en contraste avec la période de 1912 à 1915. L’enfant hongrois de la psychanalyse a pu, avant d’entreprendre cette analyse auprès du maître, exprimer ainsi son ambivalence par rapport au père –coq- soleil incarné par Freud et, sous la forme d’un gage d’allégeance réplique au petit Hans d’approbation de la théorie du maître, quêter l’autorisation d’user de son phallus analytique sans crainte de la castration.

La métaphore du coq permet de s’adresser au maître et d’exprimer, par anticipation, (ainsi en est-il souvent de l’écriture), les valences ambivalentes agressives qui se développeront dans l’analyse ultérieure. Ce maître est figuré par le coq soleil, tout à la fois gardien de la doctrine et de son expérience analytique ultérieure, et susceptible d’exercer une rétorsion par la castration sur les attouchements voluptueux de l’élève avec la psychanalyse, phallus que Férenczi s’approprie dans l’écriture de l’article et qu’il souhaite introjecter à travers son expérience analytique avec Freud. Le petit homme coq, se fait gage d’allégeance, garant de la bonne conduite de son élève et expression de ses désirs ambivalents et agressifs vis à vis de son maître idéalisé.

A travers la métaphore du coq, Férenczi ne dénie pas le désir d’égorger son idole Freud. A travers la problématique du petit homme-coq, Ferenczi formule de façon anticipatoire brillante et hardie mains aspects de sa relation transférentielle passionnelle et ambivalente à Freud à l’origine des avatars d’une analyse douloureuse objet d’un conflit jamais résolu entre les deux hommes. Le texte éclaire en retour leur relation, passionnelle, dès avant même son origine, issue donc d’une projection idéalisée (avec la valence négative de l’idéalisation) de l’auteur sur le maître.

Lors d’une édition ultérieure de son article, Férenczi rappellera dans une note de bas de page que Freud s’est appuyé sur le cas du jeune Arpad dans Totem et tabou (1913) pour illustrer le totémisme des primitifs et qu’il qualifie l’enfant de « cas rare de totémisme primitif » .Cette note, illustrant le désir de reconnaissance de Férenczi par Freud, confirme bien la valeur de l’article « un petit homme coq » en plein champs de la relation transférentielle entre les deux hommes.


3. Un peintre, Max Ernst crée un oiseau dit Loplop

A partir de la période 1929-1939, Max Ernst crée l’oiseau Loplop. Narrateur, acteur et même dispensateur de lumière sur le tableau, l’être Loplop représente l’artiste, son « fantôme privé » selon les termes de l’artiste lui même, le double qui, dans le tableau assure la fonction d’impresario. Le dictionnaire du Surréalisme dénommera le peintre Ernst« le Vogelobre Loplop »

On peut donc parler d’une identification au volatile où Max Ernst apparaît en personne, dans ses scènes, sous la forme d’un oiseau. Observateur attentif, simple témoin voire prophète, voyant révélateur de la vérité, « Loplop présente Loplop », titre d’une série de tableaux à partir de 1930, déploie les différentes facettes de son auteur.

Max Ernst figure dans le film de Bunuel, l’âge d’ôr. Il y peint une toile où trône une volaille à trois ailes tendant en main présentatrice un tableau sur lequel figure le motif réitéré d’un oiseau déployé. La mise en abyme confirme la valeur de rêve dans le rêve. Loplop justifie sa propre existence par le renvoi à une image réduite de lui-même. L’artiste se présente comme peintre derrière lequel pose un troisième personnage à la main ouverte en guise de présentation. La présentation devient en elle-même objet de travail artistique, on parlera de « créateurs du présentisme »

L’oiseau Loplop exprime, ailleurs, les idées politiques du peintre en tentant d’arrêter un dragon (l’ange de foyer 1937). Il figure la défaite des républicains en Espagne. L’homme oiseau contribuera à avertir le public du peintre des dangers du nazisme et le fera à maintes fois incarcérer comme étranger hostile à partir de 1939 jusqu’à ce qu’il émigre aux USA, aidé par son amie et mécène Peggy Guggenheim.


4. L’oiseau, transgresse l’interdit de la pensée chez le cinéaste cambodgien Rithy Panh

La pensée, la curiosité épistémophilique est de nature sexuelle. Ni Léonard, ni Freud, ni Férenczi, ni Max Ernst ne le contrediront. Les psychanalystes et les sociologues soulignent que, dans le champ culturel et clinique, l’interdit de penser s’est substitué à l’interdit de la pratique sexuelle. L’inhibition à penser domine maints tableaux cliniques et sociaux. On les dits « opératoires ». Ce qu’on appelle pensée opératoire s’acharne à faire disparaître de tout énoncé la part d’incertitude. La tautologie domine. Une table est une table, on se « s’envole » pas.

L’oiseau, figure la représentation des envols de la pensée. La métaphore de l’oiseau peut se faire polémique. Un documentaire de Rithy Panh, Site II, primé à la dernière Documenta de Kassel (2OO1) se consacre au gigantesque camp de réfugié cambodgiens du génocide khmer rouge, situé à la frontière Thaï. Le cinéaste y filme les murs rehaussés de barbelés. Les couches de fil de fer semblent recouvrir le ciel .Le commentaire tombe sobre, poétique, scandé lentement (plus encore en anglais avec l’incantation des « b » : butterflys and birds) : « à travers ces barbelés ne passaient que les papillons et les oiseaux ». Le contraste de ces images produit un effet baroque et un vacillement.

Si l’on songe que le régime khmer rouge, avant toute filiation, -contrairement à la plupart des génocides-, prenait pour cible la seule pensée, symbolisée par tous ceux qui avaient fonction de l’exercer ou de la transmettre, que l’auteur s’était trouvé en position de réfugié d’un des camps khmer et présentait son documentaire comme un témoignage, l’association paradoxale des images à l’oiseau figure mieux les apories des atteintes contre la pensée que tout énoncé.


Conclusion

Souvenir à l’oiseau ou petit homme coq, aigle noir colombe ou épervier, oiseaux du pays khmers, ou oiseau loplop fictif, la métaphore animalière, entre rêve, fantasme et misive adressée à l’autre, surgit et introduit un vacillement, un passage dans un monde chaotique ou, pour le moins troublant qui n’est pas sans lien avec la transformation en oiseau contemporaine de la folie ou du chamanisme. Elle introduit la variété et ouvre sur un paysage symbolique fait d’insolite et de déroutant, intermédiaire entre rêve et fantasme. Elle fait jaillir de nouvelles images interdites à la rêverie banale. Chaos, variété, le moi, comme en littérature, -et en ce sens on pourrait dire que la littérature est délire-, n’a plus une responsabilité de pilote. Il s’envole.

Image porteuse de la sexualité et de la spiritualité, l’oiseau figure avec grâce leurs destins dits « épistémophiliques ». Avec légèreté il se fait invite à la transgression de l’interdit de penser et des dictatures de la raison et permet des constructions théoriques et artistiques fécondes.

« Dis l’oiseau, ô dis emmène moi » chante Barbara qui nous rappelle l’attrait désirant pour le vol de l’oiseau et celui de l’imagination.

La grippe aviaire, elle même ne tire pas son impact terrifiant d’être portée par des oiseaux aux envols et destinées libres, imprévisibles et illimités.

L’oiseau reste symbole de la liberté, fut elle menaçante, et, au sein de l’univers carcéral le plus clos, il faut des fils barbelés vraiment serrés pour empêcher les oiseaux de voler et les prisonniers de les contempler …


Bibliographie :

Bertrand M , (sous la direction de ), Férenczi, patient et psychanalyste., collectif sous la direction de M. Bertrand, Paris, L’harmattan 1994

Bischoff U. (2003) Max Ernst, 1891-1976, Au delà de la peinture, Koln, Taschen Editeur 2003

Bokanowski T. ( 1997) Sandor Ferenczi, collection psychanalystes d’aujourd’hui, Paris, PUF éditeur

Carol Oates J. Confessions d’un gang de filles, Stock editeur, Paris, 1984

Cazenave M. ( sous la de ) Encyclopédie des symboles, Le livre de Poche , Paris, 1989

Chevallier J. , Gheerbrandt A. Dictionnaire des symboles. Laffont Editeur (1969, Edition revue 1982)

Ferenczi S. (1913) Un petit homme-coq, in Psychanalyse II,p 72-78, Paris

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