Courriers cybernétiques : un jeu ambigu ?



Texte paru dans la Revue Française de Psychanalyse, PUF Editeur, Numéro 2/2004, Thème Dépendance.

L'écriture - Psychanalyse et Art | Martine Estrade | Literary Garden

Les courriers cybernétiques, de par les facilités d’accès offertes par l’outil informatique : automatisme, immédiateté, abolition des distances géographiques et coût direct modique, connaissent un succès florissant. Il ne semble pas qu’ils aient remplacé les longues correspondances manuscrites d’antan, qui ont presque disparu de la vie quotidienne et auxquelles ne s’adonnent plus que quelques littéraires nostalgiques. Il apparaît qu’il s’agirait plutôt d’un nouveau type de contact et d’échange verbal qui, s’il partage quelques caractéristiques avec la correspondance manuscrite, s’en différencie profondément. En effet, la correspondance cybernétique introduit la dimension de l’économique et du quantitatif – par la puissance d’évocation du mot décontexté et décorporéisé – et l’immédiateté du contact, qui abolit les distances spatiales et temporelles. Cette dimension économique, qui comporte un risque de dérive, fait toute la différence.

La cybernétique n’est pas un « hors-champ » pour l’analyste, elle joue un rôle dans ses échanges professionnels et privés, dans ceux de ses patients, elle est un lieu de communication dont l’importance quantitative et qualitative ne cesse de croître et dont le retentissement sur le psychisme de l’utilisateur est mal évalué. L’étendue du phénomène, le relatif anonymat, l’immédiateté, l’accessibilité, la banalité et la diffusion de l’usage cybernétique rendent son étude malaisée et exposent au risque de généralisations superficielles et abusives.

Certaines des possibilités et caractéristiques de l’outil offrent cependant des domaines de réflexion et de questionnement spécifiques, notamment sur l’usage particulier du langage verbal, l’absence de temporalité et la déstabilisation par le virtuel.

Différences qualitatives dans la création de textes : un exemple


L’expérience de la création de textes en fonction de contraintes précises dans les « ateliers d’écriture » montre la différence qualitative des productions écrites par différents auteurs entre les ateliers fonctionnant par e-mails et ceux fonctionnant par la correspondance classique. Les propositions d’écriture, à la fois contraintes et ouvertes, fonctionnent à la manière de tests projectifs sur le plan psychique et de gammes musicales sur celui de l’écriture et du style.

Dans les ateliers par e-mails, les textes sont plus déliés et plus condensés à la fois, les mêmes propositions suscitent plus facilement la création d’un scénario que d’un récit et davantage l’animation par des dialogues que la narration poétique. La dimension de mise en scène textuelle est plus importante et, lorsque la proposition d’écriture ne s’y prête pas, la plupart des auteurs écrivent leur texte sur papier avant de l’adresser par courrier électronique, ce qui restaure la dimension de temporalité et d’incarnation du texte. Les textes par e-mails font fréquemment appel à la production d’images visuelles et les propositions utilisent souvent la projection sur des images visuelles ou picturales là où elles offrent l’inspiration textuelle pour les textes manuscrits. La dimension de la métaphore et de l’incarnation est plus forte dans le texte écrit, de même que la liaison idéique, qui se traduit par la fluidité du style, plus haché dans la frappe au clavier. Dans les textes par e-mails, la syntaxe est souvent empreinte de surliaison par des mots ajoutés qui pallient cette déliaison de l’immédiateté, créant un effet « patchwork ». Au niveau de la signature, l’utilisation de pseudonymes est plus fréquente, les auteurs des propositions manuscrites ne s’identifiant le plus souvent que par leur prénom. Le phénomène de dédoublement littéraire, habituel dans l’écriture, est souvent poussé jusqu’au clivage dans l’immédiateté de l’écriture par e-mail. On pourrait alors supposer un court-circuit dans l’élaboration de la création du héros littéraire décrite par Freud dans « Le créateur littéraire et la fantaisie » (S. Freud, 1908). Le héros, le double n’a pas le temps de se construire on line !

La règle d’or de l’écriture est d’offrir des images. Show, don’t tell est la loi sans cesse rappelée aux élèves des ateliers d’écriture qui fleurissent en France, aux USA et de par le monde. Et ce parce que l’image, polysémique, offre une structure habitable pour le lecteur de son propre psychisme, de ses fantasmes, là où le récit ne ferait que le « prendre à témoin », sans choix et variantes identificatoires. Or, l’image disparaît derrière la puissance d’évocation du mot « décontexté », propre à induire un rapprochement excessif entre les mots et les choses. Écriture et cybernétique ne font souvent pas bon ménage en dehors de l’envoi de textes, l’élaboration écrite ne se satisfaisant pas de l’immédiateté de l’échange on line.

La dimension ludique. La cybernétique permet-elle un jeu ou un scénario?


La cybernétique, par l’immédiateté du contact et l’utilisation du langage, comporte une dimension ludique ; elle permet la joute oratoire, la mise en acte du sens de la repartie verbale, les jeux sur les mots, l’associativité rapide des idées, le marivaudage. Dans une certaine mesure, comme le mot d’esprit, elle trouve ses fondements dans un mouvement régressif vers le jeu infantile et une plongée dans l’inconscient. Elle constitue ainsi un mode particulier de correspondance qui, lorsqu’il s’intensifie, est souvent emprunt d’excitation et d’exaltation thymique. Il semble même exister une « toxicomanie cybernétique », forme de lien addictif fictif qui comporte des caractéristiques particulières dont la dangerosité peut être sous-estimée par celui qui s’y adonne, voire inconsciente.

Winnicott (Winnicott, 1971) souligne le caractère excitant du jeu et émet l’hypothèse que cela n’est pas essentiellement parce que les instincts y sont à l’œuvre :

« Ce dont il s’agit, c’est toujours de la précarité du jeu réciproque entre la réalité psychique personnelle et l’expérience de contrôle des objets réels. C’est de la précarité de la magie elle-même dont il est question, de la magie qui naît de l’intimité au sein d’une relation dont on doit s’assurer qu’elle est fiable. »

Une telle proposition, qui nie la force de contribution des autoérotismes, paraît néanmoins tout à fait adaptée à la réalité de l’échange cybernétique.

Progressivement, la dépendance aux moyens qui mettent en contact avec l’autre évanouit – sans que la conscience en soit immédiate – l’autre, l’être humain impliqué dans l’échange. L’identification laisse place à la projection et à ses avatars dans le devenir de plus en plus virtuel de l’échange. Il peut exister un danger d’« instrumentaliser » l’autre dans un scénario fantasmatique.

Le message électronique, lorsqu’il est le support d’un échange épistolaire, présente des caractéristiques qui le différencient d’une correspondance manuscrite classique. Royaume de l’anonymat, de l’immédiateté et de l’atemporalité, il peut être à l’origine de l’échec de la relation par dépendance déplacée de l’être aimé sur le média qui établit le contact avec lui de façon virtuelle, le correspondant se trouvant réduit à la représentation d’un personnage fantasmatique. C’est le « trouble du virtuel » où disparaît l’inconnu de l’autre en face, son altérité.

Le cas général des correspondances


Toute relation, lorsqu’elle se vit « à distance », par l’intermédiaire de l’écrit, rencontre des difficultés inhérentes à la rencontre, à défaut d’une présence manifeste et incarnée de l’image du corps de l’autre. Les correspondances manuscrites n’échappent pas à cette problématique dont Roland Barthes, dans Fragments d’un discours amoureux (R. Barthes, 1977), a défini l’impasse :

« Qui m’aime “pour moi-même” ne m’aime pas pour mon écriture (et j’en souffre). C’est sans doute qu’aimer deux signifiants dans le même corps, c’est trop ! Cela ne court pas les rues. Et si par exception cela se produit c’est la coïncidence, le Souverain Bien. »

La littérature donne de nombreux exemples de correspondances poursuivies durant la totalité de leur existence par des auteurs se retrouvant dans l’écriture mais se fuyant dans la vie. Kafka représente bien ce type de personnage. Kafka écrivit à Felice durant cinq ans puis à Milena pendant trois années (F. Kafka, 1988) ; ces femmes fantasmées et forgées dans l’écriture étaient fuies dans la vie figée de Kafka. Édifier par les mots un rempart en forme d’abri contre la vraie vie et la présence, qu’il ne supportait pas, telle était la tâche assignée par cet auteur à sa correspondance. Il ne rencontra ces deux femmes que quelques jours à chaque fois. Les phrases et les mots que Kafka leur adressait visaient à retarder le plus longtemps possible ces rendez-vous puis à faire comme s’ils n’avaient pas eu lieu, s’étaient très bien passés et n’avaient de toute façon aucune importance.

La question de l’ambiguïté du langage, de sa force ou de sa faiblesse à exprimer sentiments et pensées des auteurs s’impose d’elle-même. L’imaginaire qui est convoqué chez l’un ou l’autre des correspondants est différent. L’imaginaire intrinsèque au langage lui-même, à travers les diverses figures de rhétorique, les métaphores, les paradoxes, offre équivoque et polysémie et matière à de nombreux malentendus. Cette problématique est commune aux différentes modalités de l’échange écrit.

L’écrivain, lecteur averti, joue de cette ambiguïté et sait que ce qu’il communique ne sera pas entièrement compris et que la part de l’autre, de qui lira son texte contiendra la projection de la vie psychique de ce dernier et lui échappera.

La création d’une fiction théâtrale par l’échange virtuel


Le succès des échanges cybernétiques tient souvent à la dimension ludique et créatrice du « comme si ». Ce « comme si » est susceptible de créer une déstabilisation par le surinvestissement du virtuel, non pas confondu mais substitué, dans un clivage, à la réalité vécue, situation troublante qui peut s’avérer dangereuse chez des personnalités fragiles.

Une de mes patientes m’avoua, au bout de plusieurs semaines, qu’elle passait ses journées sur Internet où elle s’était créé un personnage : elle avait 17 ans et dialoguait avec des adolescents sur les acteurs ou chanteurs dont elle était fan, elle s’amusait à employer leur langage, leurs codes. Cette femme adulte avait des enfants adolescents qu’elle souffrait de voir grandir et 17 ans était l’âge qu’elle avait lorsque sa propre mère était décédée d’une maladie grave et que son enfance avait été anéantie. Elle s’était retrouvée précipitée dans un monde adulte où il lui avait fallu survivre, faire des études, être raisonnable. Elle n’avait pas eu d’adolescence. Les échanges cybernétiques avaient induit une élation et une euphorie intenses, quasi maniaque, comme si elle allait rejouer sa vie. La « rencontre » avec le jeu de rôle avait été en partie fortuite, elle avait répondu pour son fils à l’un des amis de celui-ci dans un espace de communication on line. Bien qu’elle fût consciente de la dimension fictive, le jeu de rôle avait envahi, de façon clivée, la totalité de son temps libre et aspiré sa vie relationnelle et psychique. Elle qui avait fait des études supérieures ne travaillait pas mais aimait beaucoup lire. Dans cette période elle ne lisait plus, ne voyait plus ses amis, était débordée par l’excitation de ce qu’elle prenait alors pour un jeu mais qui devint douloureux, frustrant, source de manque à ressentir et à communiquer. Elle n’en parla que lorsque son humeur devint dysphorique, voire dépressive ; les jeunes correspondants souhaitaient la rencontrer, aller à des concerts avec elle, et toute réalité était impossible. Le jeu cybernétique avait créé un espace clivé – pas réellement un délire, car elle le critiqua toujours et était consciente de la dimension de « comme si » –, mais il fut à l’origine d’une véritable toxicomanie à visée antidépressive d’un deuil qui ne s’était pas fait. Il n’était pas sans retentissement sur sa vie familiale, dont elle était alors psychiquement absente.

Il serait possible, dans certains cas, de comparer la cybernétique à une forme moderne de comedia dell’arte où le masque virtuel absorberait l’individu, ferait apparaître la multiplicité des caractères et des rôles venus des profondeurs inconscientes de l’être, rendrait le personnage hors d’atteinte. La mise en scène, le jeu théâtral, l’identification et la représentation d’un personnage fantasmatique, nécessitant peu de moyens, seraient alors à la portée de chacun.

Tel un tissu, un voile ou un masque, le message cybernétique peut dissimuler l’identité, évanouir le personnage social et introduire une convention ambiguë, la représentation d’une non-personne dont le visage et les caractéristiques charnelles dérobées produiront une excitation plus vive que celle d’un individu sans mystère. Ce surdimensionnement fantasmatique est inhérent à la mise en place d’une situation d’échange virtuel. Il est plus important encore que dans le jeu théâtral en raison de l’absence des caractéristiques gestuelles, de la voix, de l’intonation, de la mise en scène véritable qui existent dans ce dernier. L’imaginaire convoqué est réduit à l’utilisation des mots, hors contexte. Barthes encore l’exprime (R. Barthes, 1977) :

« Puissance du langage : avec mon langage je puis tout faire : même et surtout ne rien dire. Je puis tout faire avec mon langage mais non avec mon corps. Ce que je cache par mon langage, mon corps le dit. Je puis à mon gré modeler mon message, non ma voix. »

La vérité qui s’établit alors est une vérité dramatique tout autre que la vérité sociale. Autrement dit un « jeu de rôle ». La diversité de la personnalité réelle dans ses multiples facettes s’estompe au profit d’un personnage fantasmatique compact et condensé tel un personnage de rêve.

L’échange virtuel sécrète de l’absence de réalité et du fantasme qui tente de construire, ainsi qu’il en est au théâtre, une réalité surdimensionnée par ce rêve. Il s’agit bien là d’un ersatz de mise en scène. Elle n’est pas aboutie car les règles n’en sont pas définies. L’être peut devenir impersonnel, comme voilé par une convention, caricatural.

La cybernétique est le royaume du quiproquo : les indications de contextes, les effets corporels non verbaux qui permettraient de désambiguïser le message (voix, intonation, rythme, gestualité) sont absents. Aussi le poids des mots est-il plus lourd, tendu au point extrême des possibilités de leur expression. La puissance d’évocation du mot devient alors une véritable force de frappe, parfois traumatique ou sidérante.

L’affect douloureux de l’autre en face n’est pas perçu. S’il l’est, c’est à travers des indications indirectes, par exemple l’immédiateté de la réponse ou au contraire son absence, donc par une utilisation particulière de la temporalité, abolie ou infinie, toujours ambiguë, dans l’interaction avec autrui. Faute d’indications extraverbales complémentaires au message imprimé et envoyé, le risque de blesser, d’être inconvenant ou indélicat est accru.

L’immédiateté de la transmission gêne le déplacement métaphorique et, de ce fait, la création d’un espace transitionnel. Le cheminement est absent, contrairement à celui d’une lettre. La lettre suit une trajectoire physique et ralentie, représentée dès l’origine par le geste de la main, de la plume. La distance de la séparation se matérialise par une autre distance, celle, temporelle, du chemin parcouru. Dans la lettre manuscrite, le graphisme traduit le geste et l’émotion qui ont accompagné sa rédaction ; le clavier, lui, ne dévoile rien de l’affect.

La lettre écrite n’est pas toujours envoyée, et les perceptions préconscientes peuvent amener à différer, à réécrire, à ne pas poster. L’oubli également peut jouer un rôle, ainsi que toutes les ressources préconscientes et inconscientes mobilisées dans l’après-coup. Elles n’ont pas toujours le temps de survenir dans l’excitation de l’e-mail reçu et dans la rapidité de l’envoi, par un simple clic, de la réponse, souvent réactive. Temporalité et après-coup disparaissent alors. Certes il est possible de réintroduire la temporalité en différant la réponse, mais ce qui est perturbant c’est que l’immédiateté est possible « comme si » il s’agissait d’une conversation et que l’introduction de la temporalité était un choix secondaire.

La lettre d’amour attend sa réponse et enjoint implicitement à l’autre de répondre, faute de quoi son image s’altère, devient autre. Freud écrivait à Martha (S. Freud, 1979) :

« Je ne veux pas cependant que mes lettres restent toujours sans réponse et je cesserai tout de suite de t’écrire si tu ne me réponds pas. De perpétuels monologues à propos d’un être aimé, qui ne sont ni rectifiés ni nourris par l’être aimé, aboutissent à des idées erronées touchant les relations mutuelles, et nous rendent étrangers l’un à l’autre quand on se rencontre à nouveau et que l’on trouve les choses différentes de ce que, sans s’en assurer, l’on imaginait. »

La lettre se veut objet magique propre à combler l’absence, elle contient les traces de l’autre, de sa corporéité : son graphisme, son écriture. Le risque d’une correspondance paradoxale qui ferait coïncider auteur et destinataire en une dangereuse boucle narcissique est accru par le message virtuel qui ouvre la voie à ce que C. David (C. David, 1977) a dénommé la perversion affective. D’une position intermédiaire entre relation narcissique et relation objectale, la correspondance glisse vers le narcissisme, sous le signe de l’emprise. La lettre, « médium malléable » au sens où l’a dénommée R. Roussillon (1988), objet de la pulsion d’emprise dont l’exercice aurait une valeur subjectivante quand l’ampleur de cette emprise est tolérable. La violence de l’emprise peut être débordante lorsque le désir ne s’entretient plus que du virtuel, c’est-à-dire de lui-même, reléguant le destinataire en arrière-plan, l’écriture remplaçant alors l’extase jusqu’au vertige narcissique. La lettre d’ « objet transitionnel », résultat d’une « animation objectalisante », que Paul Denis considère comme « double externe de la représentation » (P. Denis, 1997), devient objet fétiche témoin d’une désanimation, dans une relation proche de celle décrite par E. Kestemberg (1978) dans la relation fétichique à l’objet. Le glissement est plus facile avec un message virtuel ne traduisant pas de caractéristiques corporelles de son auteur. La correspondance est alors moyen de ressusciter l’affect plus qu’adresse à l’autre reconnu dans son altérité, son inconnu, son inquiétante étrangeté. Elle atteint ce que M.-F. Guittard-Maury décrit dans la correspondance passionnelle (M.-F. Guittard-Maury, 2001) :

« [La correspondance] s’avère bien être le pharmakon qui remédie à la séparation par la satisfaction hallucinatoire d’un embrasement imaginaire et la pulsion d’emprise sous-jacente se met alors au service de la pulsion de mort. »

« La correspondance peut aussi tenir un rôle tout à fait contraire à sa vocation (mettre en relation), et paradoxalement tenir la distance ou même accroître la distance. Dans ce cas, la perversion sous-jacente à toute correspondance se manifeste avec une autre gravité. »

Dans les correspondances amoureuses par e-mails, la violence de l’échange est accrue par l’outil cybernétique. Sitôt envoyés, les mots imprimés à l’aide du clavier sécrètent du manque : manque à communiquer, manque à ressentir, absence cruelle de l’autre, absence de rencontre avec l’inquiétante étrangeté de l’autre en face. Le message, parfois excessivement réactif sous l’effet de la dimension passionnelle, induit la violence et risque d’entraîner l’autre en une spirale douloureuse. Grâce à l’immédiateté, la dimension économique peut dominer le tableau de l’échange.

L’échange virtuel peut se substituer aux jouissances humaines traditionnelles et aux relations interpersonnelles soumises aux aléas de la rencontre et de son contexte. La cybernétique ouvre alors une voie royale à l’emprise, qui se nourrit avec une avidité décuplée de l’épreuve du manque et permet d’infliger à l’autre frustration, douleur de l’absence ou insolence de la volonté impérieuse. Difficile alors d’éviter le glissement sadomasochiste.

L’immédiateté de la transmission ou de la communication on line donne l’illusion de la présence de l’autre réduit à ses mots, une présence qui ne « nourrit » pas sur le plan affectif. La tentation est grande alors de confondre les mots – seul lieu du contact – et les choses ou de faire « comme si », avec le risque de ne plus distinguer le virtuel du réel. La voix, le contact charnel apaisent là où le virtuel crée une excitation. L’excitation appelle l’excitation, sans décharge, sans frein car sans rencontre de l’inconnu de l’autre dans sa corporéité, à l’origine souvent de ce fait d’un sentiment de vide.

Les virtuoses de la séduction cybernétique que décrivent et dénoncent divers manuels et articles ont compris les ressorts de l’investissement virtuel de la relation. Ils se positionnent en « double narcissique positif », sans désir propre annoncé, avec une souplesse d’accompagnement et un don d’effacement. Ils excellent à maintenir l’ambiguïté et la paradoxalité de leurs énoncés, leur polysémie où l’autre peut s’inscrire. Cette attitude les rend aptes à représenter tous les fantasmes qui sont projetés sur eux et rend le correspondant dépendant de l’objet primaire, idéal parce qu’imaginaire, qu’il s’est ainsi trouvé par miracle, et vis-à-vis de qui il se montrera sans défense. C’est d’ailleurs la relation à l’objet primaire qui est réactivée dans la « toxicomanie cybernétique » et ses vicissitudes.

La correspondance cybernétique est un véritable terrain de jeu pour le pervers narcissique, qui y exercera avec discernement et maîtrise toutes ses facultés manipulatoires à la faveur de l’anonymat, des changements d’identité, des disparitions soudaines, des dissimulations, de l’immédiateté et de la réception obligatoire et de l’absence de règles. La cybernétique n’est pas le seul lieu où la perversion narcissique puisse prospérer, mais les possibilités techniques et de maîtrise de l’outil en multiplient les effets et l’impact.

Il n’est pas étonnant qu’étant un outil, la cybernétique soit apte à créer un lien instrumental et contraint. Tout le problème tient aux modalités de son utilisation. Le leurre provient du fait que le langage est à la source de l’échange et que la confusion existe parfois avec une correspondance classique lorsque est oubliée la dimension d’absence de temporalité corrélée à la difficulté de déplacement métaphorique et d’élaboration transitionnelle et la dissimulation de l’identité, ne serait-ce que dans ses caractéristiques minimales comme l’écriture, le graphisme du texte.

L’utilisation de l’outil cybernétique donne l’occasion de questionner de façon quasi expérimentale le rapport au langage et à son utilisation, voire sa dangerosité, dans l’échange avec autrui. De cette élaboration pourront naître les modalités et les règles empiriques qui permettront le respect de l’inconnu de l’autre en dépit de facilités d’intrusion et d’effraction pare-excitante. Faute de quoi l’échange cybernétique risque de se révéler moyen de mise en acte d’un lien indéchiffrable à l’objet primaire en une boucle narcissique vertigineuse et de comporter une dangerosité psychique.

Références bibliographiques


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KAFKA F. (1988), Lettres à Milena, Gallimard, « Imaginaire ».
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ROUSSILLON R. (1988), Le médium malléable, la représentation de la représentation de la pulsion d’emprise, Revue belge de psychanalyse, 13/1988.
WINNICOTT D. W. (1971), Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, « NRF ».

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